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UBRAIWK U«V»M

HISTOIRE

DE LA PROVINCE

DE QUÉBEC

DU MÊME AUTEUR:

Aux Editions Albert Lévesque, Montréal.

Littérature Française Moderne. La Vérendrye. découvreur canadien. Artisans du miracle canadien. Marie Barbier.

Aux Editions du Zodiaque, Montréal.

Chefs de File.

Mercier.

Mgr Laûeche et son temps.

A la Librairie Ernest Flammarion, Paris.

Sir Wilfrid Laurier. Sainte- Anne-de-Beaupré. Papineau.

A la Librairie Larousse, Paris.

Canada, album (en collaboration avec Paul Bertin).

Chez Bouasse Jeune et Cie, Paris.

Kateri Tekakwitha, illustré par Paul Coze.

Aux Editions Spes, Paris. Marguerite Bourgeoys.

RORERT StUMIIJLY

HISTOIRE

DE LA PROVINCE

DE QUÉBEC

XI

S. - N. Parent

Éditions Bernard Valiquette

1564. rue Saint-Denis Montréal

(Prlnteil In Canada) - ûr

F

A

L'Honorable Hector Laferté, Gentilhomme politique.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés Enregistré à Ottawa en novembre 1930

CHAPITRE I

LA LIGUE NATIONALISTE

La Ligue de l'Enseignement Fondation de la Ligue Nationaliste. Son programme : autonomie du Canada dans l'Empire ; au- tonomie de la province de Québec dans le Ca- nada — Congrès des Chambres de commerce de l'Empire à Montréal Bourassa contre Tarte Tarte et le parti conservateur Tous anti-impérialistes : "Plutôt l'indépendance que

l'impérialisme l"

1903

Pendant que les débardeurs et les employés de tramways faisaient grève, pendant que la Cham- bre des communes discutait le bill du Transconti- nental, pendant que Tarte achevait sa rupture avec les libéraux de Québec et d'Ottawa, pendant que les conservateurs se réorganisaient, pour la quatre, cinq ou sixième fois, sous la présidence de Monk et la direction de Louis-Philippe Pelletier, les jeunes intellectuels de la province précisaient leur nationalisme.

Car le mouvement, comme la plupart des mou- vements similaires dans les autres pays, est lié à une petite effervescence intellectuelle.

Parmi les hommes d'âge mûr, les questions d'enseignement attiraient quelques esprits désinté- ressés, et surtout quelques esprits avancés. Ceux- ci reprenaient les projets de "réforme scolaire" et songeaient à fonder une ligue, qui propagerait l'idée, préparerait le terrain, et peut-être déclen- cherait un mouvement irrésistible. Un professeur

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Littéraire de Montréal. Nous les avons vus mener de front la critique du gouvernement et la critique de Fréchette, littérateur arrivé, poète "lauréat", pontife officiel. Un de leurs camarades, Olivar Asselin, les dépassait en acharnement. Secrétaire de Lomer Gouin, ministre de la Colonisation, Asselin n'en collaborait pas moins au Journal conserva- teur. Asselin possédait un style nerveux, une plume acérée. Plus doué que la plupart de ses émules, il manquait d'une formation universitaire complète, et il en souffrait. Son arme favorite était la raillerie, et il aimait à blesser. Fréchette en sut quelque cho- se. Le poète "lauréat" s'endurcissait aux taquineries de ses cadets; mais avec Asselin, ce n'était plus é- gratignures superficielles, c'était piqûres de guêpe. Fréchette intenta un procès au Journal, en raison, dit-il, du caractère profondément méchant des cri- tiques d' Asselin.1

Moins agressive, mais non pas moins patriote, Laure Conan publia son roman historique, L'Ou- blié (1902). La romancière ressuscite Lambert Closse, valeureux entre tous les Montréalistes. L'inspiration de ce livre est significative. Laure Conan à la ville, Félicité Angers était la sœur de Charles Angers, le dé- puté le plus disposé à suivre Bourassa et Monet. Quelques années plus tard, la jeunesse or- ganisée eût peut-être lancé, séance tenante, le culte de Lambert Closse. comme elle a lancé celui de Dollard des Ormeaux. L'orqanisation manquait encore, au début de 1903, mais pour peu de temps. Des jeunes gens se réunissaient, autour de Joseph Versailles, le olus souvent au Collège Sainte-Marie. D'autres se réunissaient autour d'Ol'var Asselin, tantôt chez leur camarade, tantôt au bureau de La Sauvegarde. Les premiers songeaient à lancer un drapeau canadien-français, de caractère nettement

1. Compte rendu dans la Presse du 18 juillet 190S.

LA LIGUE NATIONALISTE 13

catholique, le drapeau "Carillon Sacré-Cœur". Les seconds pensaient plutôt à fonder une ligue. Les uns et les autres admiraient Bourassa, et voulaient se dégager du parti bleu comme du parti rouge.

Bourassa lui-même traduisait justement une brochure de Goldwin Smith, intitulée "Devant le tribunal de l'histoire", avec ce sous-titre: "Plai- doyer en faveur des Canadiens qui ont condamné la guerre sud-africaine." (joldwin Smith blâmait, sans réserve, la participation aux guerres impéria- les. Il appelait les Boers des héros et Cecil Rhodes un perfide. La maison Beauchemin publia l'édition française de cette brochure, au mois de mars.

Nous traversons une accalmie, reconnaît Bou- rassa, dans son introduction; mais la guerre sud- africaine a posé des questions qui se discuteront encore chez nous; elle a révélé l'ampleur, les buts et les dangers du mouvement impérialiste. Car, aux yeux de Bourassa, le nationalisme n'était qu'une résistance, une réaction contre le mouve- ment impérialiste. Chamberlain avait commencé. Lord Dundonald, Anglais d'Angleterre et com- mandant de la milice canadienne, propageait, en toute occasion, les idées chamberlainistes. Bourassa pria ses amis journalistes de faire écho à sa publi- cation. Il écrivit à Napoléon Garceau:

"Sans doute, nous traversons une 'période d'accalmie, mais la lutte reprendra sous peu...

"Il me semble donc à propos, en mie des luttes de l'avenir, de prouver, par le témoignage d'un Anglais éminent, que les adversaires de l'expédition d'Afrique n'étaient pas de simples exaltés." 1

Puisque la lutte recommencerait sous peu, les jeunes intellectuels, lecteurs, auditeurs et admira- teurs de Bourassa décidèrent de s'y préparer. Tan- dis que les amis de Joseph Versailles invitaient les délégués des principaux collèges à se joindre à eux,

1. Archives privées de M. Napoléon Garceau.

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en un congrès préparatoire, fixé au 25 juin, les a- mis d'Olivar Asselin, au nombre d'une dizaine, fondèrent la Ligue Nationaliste. Asselin prenait la tête du petit groupe, et la présidence de la Ligue; Orner Héroux assumait le secrétariat; Armand La- vergne serait l'animateur dans la région de Québec. Asselin était intelligent, inquiet, instable; Héroux, sincère, patriote, religieux; Lavergne, brillant, co- cardier, chevaleresque.

Par la plume d' Asselin, la Ligue Nationaliste élabora un programme, soumis à Bourassa, et sui- vant ces données essentielles: autonomie du Cana- da vis-à-vis de la Grande-Bretagne; autonomie des provinces vis-à-vis du gouvernement fédéral. L'au- tonomie du Canada comportait elle-même trois as- pects: politique, économique et militaire. Par la précision des détails, on peut voir que les jeunes li- gueurs suivaient de près l'actualité:

1. Autonomie politique

a) Maintien absolu des libertés politiques.

b) Opposition à toute participation du Canada aux délibérations du Parlement britannique et de tout con- seil impérial, permanent ou périodique.

c) Consultation des Chambres par le gouvernement sur l'opportunité de participer aux conférences extra- ordinaires des pays d'allégeance britannique...

d) Liberté absolue de réglementer notre immigra- tion.

e) Production de toute correspondance ou documents échangés entre les gouvernements de Londres et d'Ot- tawa.

f) Restriction des appels au Conseil Privé ; pour les lois provinciales, on ne doit en appeler qu'aux tri- bunaux provinciaux.

g) Droit de représentation aux congrès internatio- naux.

2. Autonomie commerciale.

a) Droit absolu de faire et de défaire nos traités de commerce avec torts pays, y compris la Grande-Breta- gne et ses colonies.

b) Liberté de nommer des agents commerciaux.

LA LIGUE NATIONALISTE 15

3. Autonomie militaire.

a) Aucune participation aux guerres impériales en dehors du Canada.

b) Résistance à toute tentative de recrutement que V Angleterre ferait au Canada.

c) Opposition à l'établissement d'une école navale au Canada, avec le concours et pour le bénéfice de l'au- torité impériale.

d) Commandement de la wÀlice canadienne par un officier canadien, nommé par le qouvernement cana- dien ; caractère strictement canadien imprimé à l'en- traînement de la milice.

D'autres articles traitaient des relations entre les provinces et le pouvoir fédéral - dans un sens ré- solument favorable à l'autonomie provinciale. En- fin, sous la rubrique "Politique intérieure", le pro- gramme s'occupait de colonisation, d'enseignement patriotique, de législation ouvrière. Il faut le rap- procher du programme du "Parti national" de 1872 \ Ainsi l'article "Droit absolu de faire et de défaire nos traités de commerce avec tous pays..." Mais les jeunes nationaux de 1872 étaient, dans une assez large mesure, des libéraux camouflés ; ' les jeunes nationalistes de 1903 sont plus dégagés des partis. Quelques idées incorporées dans leur programme ne leur appartiennent pas exclusive- ment, mais flottent dans l'air du temps. C'est ainsi qu'Honoré Gervais, professeur de droit, libéral avancé - ami de Lomer Gouin - a déjà réclamé "la liberté de nommer des consuls et des agents commerciaux", dans un article de la Patrie. '

Ce programme, et l'existence même de la Ligue, ne furent pas connus tout de suite, en dehors des initiés. Secrétaire de ministre, journalistes, jeunes avocats dépendant d'un patron n'osaient trop pro-

1. Histoire de la Province de Québec, Vol. I.

2. Histoire de la Province de Québec, Vol. I, 2e édition.

S. La "Patrie", 21 décembre 1901.

16 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

clamer, malgré leur envie, une indépendance péril- leuse. Mais les événements facilitèrent le recrute- ment de la Ligue parmi la jeunesse intellectuelle.

Il y avait l'attitude de l'Angleterre, sacrifiant les intérêts canadiens à l'amitié américaine, dans 1 af- faire de l'Alaska. Il y eut aussi les premiers inci- dents Dundonald.

L'Angleterre fournissait, traditionnellement, le général de la milice canadienne. Le général Hutton avait polémiqué avec le colonel-député Sam Hu- ghes. Ce fut bien pis au temps de lord Dundonald. Un brillant soldat. Un vrai cavalier grand et min- ce, racé, avec un rien de morgue. Il avait pris une belle part à la délivrance de Ladysmith. Les vété- rans de la guerre du Transvaal formaient déjà, au Canada, un noyau d'ultra-impérialistes, qui s'ar- rogeaient des droits dans les questions militaires: c'est en partie à ce titre que Charles Ross avait ob- tenu un contrat pour le réarmement de la Milice: et cet entrepreneur, d'ailleurs intelligent et actif, faisait construire une usine à Québec. L'arrivée du héros de Ladysmith surexcita le sentiment impé- rialiste. Lui-même impérialiste, il se livra bientôt à une propagande ouverte. Des officiers de la milice, sous son influence, devenaient plus britanniques que canadiens. Ce qui explique cet article du program- me de la Ligue Nationaliste: "Commandement de la milice canadienne par un officier canadien, nom- mé par le gouvernement canadien: caractère stricte- ment canadien imprimé à l'entraînement de la mi- lice." La Presse elle-même protesta contre la propa- gande de lord Dundonald (28 mars 1903) :

"Lord Dundonald cherche à nous imposer au Ca- nada le militarisme cher à son chef M. Chamberlain.

"Il voudrait que nous ayons une armée de cent mille hommes, prêts à se lancer dans les aventures qu'il plairait aux spéculateurs anglais de faire naître, com- me cela est arrivé pour le Transvaal.

"Il est à espérer que le gouvernement comprendra que, s'il se laisse volontairement tromper par les trucs

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de ce militaire, les citoyens lui tiendront compte de son imprudence."

Nous l'avons déjà dit: c'est Dansereau qui te- nait alors la plume éditoriale à la Presse, et Danse- reau gardait le contact avec Laurier, directement ou par l'intermédiaire de David. Le militaire anglais dictant la conduite du cabinet agaçait Laurier, comme beaucoup de Canadiens. Cependant le gé- néral continua. A Hamilton, à Toronto, il pro- nonça des discours sur la nécessité de développer l'esprit militaire parmi la population canadienne. Alors Bourassa intervint. Depuis la communica- tion du rapport confidentiel de la conférence de 1902, Bourassa s'était réconcilié avec Laurier. Et les provocations du général Dundonald, choquant Laurier autant que Bourassa. étaient bien de nature à cimenter cette réconciliation. Comme Dansereau, dans la presse, Bourassa, aux Communes, obser- vait un accord au moins tacite avec Laurier. Il de- manda un avertissement à l'adresse de Lord Dun- donald. Il faut, dit-il, que les représentants de l'Angleterre, et le Parlement impérial lui-même, sachent que le Canada possède un gouvernement responsable, et qu'ils en tiennent compte.

Sir Frederick Borden, ministre de la milice, es- saya de réduire l'affaire à un malentendu. D'autres députés anglais défendirent plus vigoureusement le général. L'Ontarien Clarke soutint avec véhémence que les Anglais distingués venant au Canada pou- vaient exprimer librement leur opinion, sans être attaqués à la Chambre. Clarke se scandalisait qu'un député canadien-français osât critiquer un général anglais. Laurier calma l'Ontarien en affirmant le droit d'Henri Bourassa, et de tous les membres du Parlement canadien, de critiquer les discours pu- blics d'un haut fonctionnaire, serviteur du public. Sur cette leçon, les débats furent clos. Bourassa conseillait au général de présenter ses suggestions au ministre responsable, non 3U public dans des ban-

18 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

quets. Fort bien, approuva le Soleil; mais l'obser- vation aurait pu s'appliquer naguère à un autre personnage: M. Tarte. Rodolphe Lemieux aux Communes,1 d'autres dans la presse, répétèrent que le Canada écartait le militarisme et n'abdiquerait pas son indépendance politique. Une fois de plus, les jeunes nationalistes diffusèrent le discours de Bourassa - qu'ils considéraient comme leur chef de file.

Un autre incident, dont Montréal fut le théâ- tre, suivit cette première affaire Dundonald.

En Angleterre, Chamberlain, cherchant à res- saisir son pouvoir quasi absolu, avait lancé, dans un discours retentissant, un programme légèrement modifié. Il préconisait une préférence tarifaire mu- tuelle entre l'Angleterre et ses colonies. Or les "pa- triotes" canadiens avaient pris en exécration le nom de Chamberlain, identifié avec l'impérialisme. Ils virent dans l'impérialisme économique du nouveau projet la pointe d'un impérialisme total, politique et militaire. Par contre, Israël Tarte, à la recherche d'un programme personnel, agrée, dans la Patrie, l'idée de Chamberlain. Protection contre les Etats- Unis: préférence mutuelle avec l'Angleterre: il y a là, selon Tarte, un excellent programme économi- que pour le Canada.

Chamberlain organisait son mouvement. Sur son conseil, le congrès de toutes les chambres de commerce de l'Empire britannique allait se tenir à Montréal, sous la présidence honoraire du haut commissaire canadien à Londres, lord Strathcona, impérialiste chevronné. Laurier n'était pas le seul à faire précéder ses grandes mesures d'une longue pré- paration des esprits. Les dirigeants de la politique impériale usaient du même procédé. Les chamber- Iainistes représentèrent comme une faveur l'offre

1. Discours sur le budget, 30 avril 1908.

LA LIGUE NATIONALISTE 19

qui n'était, après tout, qu'une simple réciprocité - le projet qui eût simplement rendu au Canada la coûteuse politesse du tarif Fielding. On prêta aux délégués britanniques l'intention de faire compren- dre à leurs collègues canadiens qu'une faveur com- merciale s'acquittait d'une contribution militaire à la défense de l'Empire. Le gouverneur général, le commandant de la milice et les chambres de com- merce participaient au même plan de propagande. George Foster, sans mandat parlementaire depuis les élections de 1900, s'apprêtait à passer l'au- tomne en Grande-Bretagne, pour apporter à la campagne le renfort d'une voix canadien- ne. Les propagandistes britanniques y met- taient une indiscrétion maladroite, frisant l'ar- rogance. En Angleterre même, une lourde ran- çon contre-balançait les flatteries entourant des per- sonnalités canadiennes. Sous l'influence des grands éleveurs, dont plusieurs siégeaient à la Chambre des Lords, le gouvernement britannique interdisait l'importation du bétail canadien. Le prétexte invo- qué - une prétendue maladie du bétail - ne cachait à personne le but véritable: l'élimination d'une con- currence. Les fermiers canadiens en souffraient. Il est vrai qu'ils n'étaient pas organisés, et ne figu- raient pas au congrès des chambres de commerce. Mais l'attitude de la métropole et de ses agents froissait les sentiments, et dans le cas des fermiers lésait les intérêts, de bien des Canadiens. Dansereau, toujours inspiré par Laurier, avertit, dans la Pres- se :

"Nos visiteurs vont constater que le Canada est une colonie entièrement autonome, dont le pouvoir législa- tif est absolu, jusqu'au point de taxer les produits de la métropole..."

Cinq cents délégués de tout l'Empire se réuni- rent à Montréal le 17 août 1903. L'Association des Manufacturiers Canadiens représentait l'indus- trie lourde. Le sénateur George Drummond incar-

20 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

nait la haute finance par sa vice-présidence de la Banque de Montréal et le gros commerce par sa présidence du Board of Trade. Les hauts parvenus de la finance et de l'industrie convoi- taient quelque distinction honorifique, qui eût fait d'eux un "sir", voire un lord comme Strathcona, et de leur femme une lady. Ils rivalisaient d'impé- rialisme avec les délégués britanniques, triés sur le volet. Dès la première séance, le sénateur Drum- mond, au nom du Board of Trade de Montréal, soumit une résolution affirmant le devoir des co- lonies de participer aux guerres nécessaires à la défense de l'Empire. L'Association des Manufac- turiers Canadiens présenta une résolution analo- gue. Aussitôt, Damase Masson, président, et H. A. A. Brault, vice-président de la Chambre de commerce (canadienne-française) de Montréal, présentèrent une résolution contraire. Une vive dis- cussion s'ensuivit. Les délégués canadiens-français se trouvaient en minorité, et représentaient, dans cette assemblée de millionnaires, des intérêts quasi minuscules. Mais J.-X. Perrault, de la Chambre de commerce de Montréal, et Napoléon Garceau, délégué par la Chambre de commerce de Drum- mondville, n'en avaient cure, et ne voulaient pas céder. L'autre vice-président de la Chambre de commerce de Montréal, C.-H. Catelli, conseilla de transiter. C. -H. Catelli et Hormisdas Laporte, co- propriétaires de la florissante épicerie en gros La- porte-Martin, jouissaient de relations étendues dans les milieux conservateurs. Ils gagnèrent Mas- son et Brault à leurs vues. Un impérialiste réputé, le colonel Dcnison, de Toronto, s'entremit aussi. Bref on adopta la motion du Board of Trade de Montréal, atténuée par cette clause que le Canada déciderait lui-même le mode et l'étendue de sa contribution à la défense impériale.

Cette intrusion dans la politique déplut à bien des gens. La Presse tança le Board of Trade de

LA LIGUE NATIONALISTE 21

Montréal. Le congres s'ajourna le 20 août, après un dernier vœu en faveur d'une préférence com- merciale mutuelle entre l'Angleterre et ses colonies, "sauvegardant les droits fiscaux et industriels des parties composant l'Empire". Un point à demi gagné pour Chamberlain.

Le soir, au banquet de clôture, Laurier fit cette déclaration, montée en épingle par la Presse du lendemain : "Les destinées de l'Empire seraient en danger que je ne céderais pas un pouce de notre indépendance." Ce langage exauçait les plus ar- dents nationalistes. Par contre, le gouverneur gé- néral, lord Minto, insista en faveur des projets de Chamberlain.

On reprocha au gouverneur, comme au général Dundonald, de sortir de son rôle : et l'on ressen- tit son intervention. D'une manière générale, les manifestations impérialistes du congrès déplurent aux Canadiens français. Garceau et ses amis vou- laient une contre-manifestation.

Alors la Ligue Nationaliste décida de renoncer au secret, de révéler son existence par un coup d'éclat. A vrai dire, la Ligue Nationaliste comp- tait un nombre infime d'adhérents, tous jeunes, sans notoriété, sans influence. Mais le nom pouvait faire illusion. Qu'Olivar Asselin et Orner Héroux, même renforcés d'Armand Lavergne, convoquent le peuple et personne ne bougera. Mais une convocation de la Ligue Nationaliste rend un autre son ! Donc, la Ligue Nationaliste organise une grande assemblée de protestation, pour le dimanche suivant, au Théâtre National (les théâtres occu- paient, à Montréal, une place qu'ils ont perdue depuis l'avènement du cinéma). Elle invitera des orateurs réputés, et surtout Henri Bourassa.

Bourassa se trouvait à Caraquet, Nouveau- Brunswick, pour la fête des Acadiens. Il revint aussitôt. A son arrivée à Montréal, la Pcesse et la Pairie l'interviouvèrent. Bourassa s'exprima sans

22 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

gêne sur le compte de lord Minto, l'appelant une nullité politique.

"Et que pensez-vous du compromis entre les délégués impérialistes et les délégués canadiens- français ?

"Désastreux, tout simplement désastreux !

"Mais M. Masson et ses collègues considè- rent comme une grande victoire l'addition d'une réserve laissant aux colonies...

"En ce cas, on appelle victoire une évidente reculade. Inutile de jouer sur les mots. Si on re- connaît en principe le devoir des colonies de pren- dre part aux guerres de l'Empire, il est inutile de se rabattre sur des réserves mentales indignes de gens sérieux. On ne participe pas à la défense d'un grand empire avec des votes de sympathie, des réso- lutions de condoléance, mais avec des fusils, des canons, de l'argent et du sang. C'est bien ainsi que l'entendaient les impérialistes, quand ils ont ac- cueilli le compromis Denison-Masson par le chant du God Save the King."

D'ailleurs, ajouta Bourassa, je traiterai la question à fond dimanche prochain, à l'assemblée convoquée par un groupe d'amis qui m'honorent de leur confiance et avec qui je suis en relations constantes."

La Patrie blâma Bourassa de s'exprimer si vive- ment sur le compte de lord Minto. Le gouverneur général n'est pas un prétentieux ni une nullité, écrivit Tarte, c'est un homme loyal, au jugement solide. Il croit sincèrement les intérêts canadiens liés aux intérêts de l'Empire ; et en cela, il a rai- son :

"Si la politique de M. Chamberlain triomphait, si des arrangements étaient conclus entre l'Angleterre et ses colonies, à l'effet de nous donner des avantages spéciaux, n'est-il pas évident que nous en retirerions d'incalculables bénéfices ?

"Il Jaudrait, cela va sans dire, que nous fissions certaines concessions de notre côté..."

LA LIGUE NATIONALISTE 23

La Ligue Nationaliste Canadienne, dont le pu- blic ne connaissait rien, organisa sa première as- semblée au Théâtre National pour le dimanche 23 août. Le propriétaire du théâtre un sym- pathisant — offrait gratuitement sa salle. Celle-ci fut bondée. La Ligue Nationaliste ne livre encore que le nom de son président, Olivar Asselin, et celui de son secrétaire, Orner Héroux. (Les cadres de la Ligue se réduisaient, en fait, à ces deux jeu- nes gens.) Elle divulguera un peu plus tard, dans une autre assemblée, son programme, ses inten- tions. Pour l'instant, il s'agit de protester contre les résolutions impérialistes adoptées au congrès des chambres de commerce.

Premier et principal orateur de la journée, Hen- ri Bourassa débute en logicien, à sa manière :

Posons bien la question. Les congrès des cham- bres de commerce sont destinés, dans l'esprit des chefs de la politique impériale, à préparer la poli- tique et les élections de l'Angleterre. Quand M. Chamberlain voudra imposer une mesure impé- rialiste, il prétextera que le monde du commerce, de l'industrie, de la finance, a reconnu et recom- mandé le principe de la participation à la défense impériale. C'est dans ce dessein, ce n'est pas par amour pour Montréal, que le congrès s'est réuni dans la métropole canadienne.

Comment s'y tromper ? La première question traitée au congrès a été la défense de l'Empire. Tous les avantages que M. Chamberlain fait miroiter aux yeux des Canadiens ont pour but de nous faire participer à la défense de l'Empire. Quant au compromis final, comment ne pas s'en méfier quand le colonel Denison le recommande ?

Le compromis reconnaît le principe de la dé- fense impériale. Ce n'est plus notre pays que nous promettons de défendre, c'est tout l'Empire.

Or, l'autonomie canadienne nous a coûté trop cher et nous tient trop à cœur pour que nous la

24 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

sacrifiions aux visées de M. Chamberlain, repré- senté ici par lord Minto. Notre premier devoir est envers le Canada. Notre premier devoir est de développer notre pays. A l'Angleterre nous ne devons ni rancune ni reconnaissance. Nous lui avons rendu plus de services qu'elle ne nous en a rendus. Ce sont les Canadiens français qui ont conservé à la Couronne britannique son plus beau joyau : le Canada. Nous ne pouvons accepter la solidarité impériale, offerte par M. Chamberlain, et qui nous mettrait en guerre avec tous les enne- mis de l'Angleterre.

Donc : résistance à l'impérialisme d'un bout à l'autre. Faisons taire la voix de Rideau Hall, et entendre la voix du peuple.

Quant à la préférence proposée, je n'en veux pas, parce que des relations commerciales trop étroites conduiraient à la perte de notre autono- mie. Sir Wilfrid Laurier a exprimé la pensée des Canadiens lorsqu'il a déclaré au congrès que même si l'Empire britannique était en péril, le Canada n'abandonnerait pas un atome de son autonomie. Aidons tous sir Wilfrid Laurier à faire triompher ces principes.

"Je ne désire pas une rupture avec 1'A.ngleterre, mais si on nous impose le choix entre la rupture et l'asservissement, eh bien, je dirai : choisissons la rupture."

On applaudit à outrance. Mais Bourassa avait encore un mot à lancer :

"Plutôt l'indépendance que l'impérialisme !"

Et les applaudissements devinrent frénétiques.

L'ancien député de Terrebonne, L.-A. Chauvin, parla ensuite. Il rappela qu'il avait soutenu la pre- mière motion anti-impérialiste présentée aux Com- munes par le député de Labelle :

"Depuis, le travail accompli par M. Bourassa et ses amis a fait connaître à tous les manœuvres des im- périalistes, le danger qu'elles comportent. C'est à ce

LA LIGUE NATIONALISTE 25

travail qu'on doit attribuer le changement de langage de M. Laurier depuis trois ans. . .

"On croyait l'affaire morte. Le congrès des cham- bres de commerce vient de la ressusciter. Nous sommes ici pour protester. Nous n'admettrons jamais la par- ticipation obligatoire aux guerres de l'Angleterre. Nous n'entrerons pas dans des luttes sanglantes avec des nations contre lesquelles nous n'avons aucun sujet d'inimitié. . .

"Faites taire la voix des délégués des chambres de commerce, et laissez parler la grande voix du peuple!"

Garceau dit quelques mots, puis Dominique Mo- net, emphatique :

"L'ennemi est venu délibérer jusqu'aux portes de Montréal. . .

"Comment donc! L'Angleterre pourrait nous dire: "Allez combattre les Boers, l'Irlande!" et nous serions obligés d'aller combattre ces deux vaillantes nations. Elle dirait: "Marçjiez contre les Francs!" et nous de- vrions aller teindre du sang français les eaux de la Manche! . . .

"Nous ne sommes obligés, par l'Acte de la Confédé- ration, qu'à la seule défense de nos frontières. Ne l'oublions pas!"

Monet demande la suspension des luttes de partis, et l'union de tous les Canadiens dans la résistance à l'impérialisme. Puis on lit des lettres d'excuse de trois députés, Rodolphe Lemieux, J.- E. Léonard et Charles Angers. Tous trois se dé- clarent en communion d'idées avec les organisateurs de l'assemblée. Rodolphe Lemieux exprime sa sur- prise et sa réprobation de l'initiative des chambres de commerce, si insolite puisqu'une telle res- ponsabilité n'appartient qu'au Parlement et d'ailleurs aux antipodes du sentiment canadien. "Au contraire, c'est l'attitude si virile prise l'an dernier, lors de la conférence intcrcoloniale, par le premier ministre du Canada, qui répond fidè- lement au sentiment public."

Léonard, député conservateur de Laval, écrit :

26 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

"J'espère que l'assemblée affirmera, avec netteté et énergie, notre autonomie absolue en matière politi- que, fiscale et militaire."

Et Charles Angers :

"Je serai de cœur avec les protestataires. Et si j'a- vais l'honneur d'adresser la parole à cette patriotique assemblée, je répéterais énergiquement que nous ne sommes point tenus de contribuer aux exigences de V Angleterre en dehors du Canada; que ce serait folie de persister dans la voie nous entrâmes lors de la guerre sud-africaine; qu'il faut réserver nos ressour- ces pour développer et défendre notre beau et cher pays.

"J'ajouterais qu'une union commerciale telle que les disciples de M. Chamberlain voudraient l'imposer aux colonies ne leur serait point profitable, et précipiterait la désintégration de l'Empire plus probablement qu'elle n'opérerait l'union fédérative rêvée. . ."

On lit encore une lettre de l'avocat J.-T. Car- dinal et une lettre de Georges Desrochers, prési- dent de la Chambre de commerce de Joliette. A l'unanimité, l'assemblée vote les résolutions sou- mises : réduction des dépenses militaires ; com- mandement de la milice par un officier canadien ; nomination de consuls canadiens ; libre négocia- tion des traités de commerce. Et surtout :

"Considérant que le Canada n'a jamais été une cau- se de conflit pour l'Empire britannique et qu'il n'est aucunement probable qu'il le devienne à l'avenir;

"Considérant que la politique, du gouvernement bri- tannique a suscité deux guerres sanglantes entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, que le territoire canadien a souffert de ces guerres et que la fidélité du peuple canadien et en particulier celle de la population franco-canadienne a sauvé l'honneur et l'intégrité de la Couronne britannique ;

"Considérant que le peuple canadien s'est imposé des sacrifices considérables pour pourvoir à la défense de son territoire, et que la Grande-Bretagne profite dans une large mesure des i>oies de transport du Canada pour le mouvement stratégique de ses flottes et de ses armées;

"Considérant qu'au point de vue des guerres à venir

LA LIGUE NATIONALISTE 27

le lien qui rattache le Canada à l'Empire britannique lui offre autant de dangers et d'inconvénients qu'il lui offre d'avantages.

"Cette assemblée déclare que le peuple canadien a fait dans le passé plus que son devoir pour assurer le maintien de la puissance anglaise en Amérique, refuse de s'imposer de nouveaux sacrifices pour l'organisation et la défense de l'Empire, et affirme que le devoir des colonies à ce sujet se limite à la défense de leurs ter- ritoires respectifs."

Les jeunes organisateurs de la Ligue Nationa- liste ont réussi de manière éclatante leur première manifestation. La Presse leur décerne les honneurs de la première page, avec ces gros titres : "Immense et enthousiaste démonstration contre les plans de fédération de l'Empire préconisés par l'honorable M. Chamberlain M. Bourassa, député de La- belle, fait un discours à sensation Il dénonce lord Minto et les autres impérialistes."

Tous les discours prononcés à cette assemblée attribuent au mouvement nationaliste un carac- tère de réaction contre l'offensive impérialiste, mar- quée par les manœuvres de lord Minto. la propa- gande de lord Dundonald et le congrès des cham- bres de commerce. Les impérialistes avaient com- mencé. Et l'attitude de Bourassa était orthodoxe, puisque Laurier, au congrès des chambres de com- merce, en présence de lord Minto, avait été aussi catégorique. Tout de même, le fougueux député, toujours emporté à la fin de ses discours, allait un peu loin et un peu fort. Ses attaques contre lord Minto, et certains paragraphes des résolutions votées au Théâtre National, un peu vifs à l'égard de l'Angleterre, scandalisèrent les loyalistes. Des tories accréditèrent l'idée d'une inspiration prise auprès de Laurier ils auraient dit. naguère : auprès de Tarte. A la prière du grand chef, Pacaud fit la mise au point nécessaire, dans l'officieux Soleil :

"Que nos lecteurs ne se laissent pas effrayer par le

28 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

fantôme d'un impérialisme qui comporterait l'abdica- tion de notre autonomie.

"Sir Wilfrid Laurier a les mêmes idées que nous tous sur ce point, et l'on a pu constater, à la lecture de son discours au banquet du commerce, qu'il n'a pas peur de le proclamer.

"Du reste, quelle raison y a-t-il pour faire de l'agi- tation à propos de la résolution de la Chambre de Com- merce ?

"Celle-ci suggère que la colonie canadienne aide la mère-patrie à se défendre, mais la résolution ajoute que c'est le Canada qui décidera quand et comment le Canada devra aider.

"Du reste, les résolutions du congrès ne comportent que des avis, des conseils; ce n'est pas un corps admi- nistratif qui peut donner effet à ses suggestions."

Un résumé du discours de Bourassa fut câblé à Londres. D'après la réponse, câblée de Londres au Star, le discours de M. Bourassa causait une cer- taine surprise en Angleterre. On n'y comprenait rien. Surtout, on ne s'expliquait pas le fond des attaques contre lord Minto.

Le Canada de Montréal répliqua vivement au Star :

"Tout cela est fort possible, mais on peut être cer- tain que la surprise produite dans la province de Qué- bec par la résolution du congrès des chambres de com- merce et par la capitulation de la Chambre de commer- ce de Montréal a été plus grande que celle produite en Grande-Bretagne par les déclarations de M. Bourassa."

Bourassa, lui, était reparti pour Ottawa. Le lendemain de son discours au Théâtre National, il défendit, aux Communes, le projet de transcon- tinental. Il parlait après Tarte. Il lui reprocha son indécision. Un homme de la valeur de M. Tarte, dit Bourassa, sait apprécier les avantages et les inconvénients du projet. Il doit être pour ou con- tre. Moi, je suis pour. Mais en même temps le dé- puté de Labelle annonçait une interpellation sur le discours prononcé par le gouverneur général au congrès des chambres de commerce.

LA LIGUE NATIONALISTE 29

C'est le lundi 24 août que Bourassa flétrit l'in- décision de l'ex-ministre des Travaux publics. La Patrie du même jour rendait compte de l'assemblée tenue la veille, en première page, avec cette man- chette : "Plutôt l'indépendance que l'impérialis- me !" M. Bourassa termine par cette déclaration une grande conférence sur le congrès des chambres de commerce." Mais le commentaire, indépendant du compte rendu, et intitulé : "Périls imaginaires", concordait presque avec celui du Soleil. Tarte sou- tenait sa thèse la plus récente, à savoir qu'une com- binaison du protectionnisme contre les Etats-Unis qui nous inondent de produits manufacturés sans rien acheter en échange et de la préférence mutuelle avec l'Angleterre excellent marché pour nos produits agricoles conviendrait à la si- tuation canadienne. L'offre de M. Chamberlain n'entraîne le sacrifice d'aucun de nos droits, d'au- cune de nos libertés. Il ne faut pas se forger des périls imaginaire?. Tarte restait très courtois envers Bourassa, son cadet et son compagnon de plusieurs campagnes, son ami. Et puis, Tarte, connaisseur d'hommes, à qui peu importait d'avoir vingt ad- versaires de plus, ne tenait pas à ranger Bourassa parmi ses adversaires. Mais, à moins d'atteindre à la maîtrise de Laurier dans l'art de la concilia- tion, pouvait-on rompre à demi avec Bourassa ?

La Ligue Nationaliste se réclamant de lui, Bou- rassa prenait figure de chef. Au lendemain de l'assemblée du Théâtre National, Louvigny de Montigny l'ancien fondateur-directeur des Dé- bats — envoya au Canada de Paris, sous le pseu- donyme "Florendeau", un article sur la Ligue Nationaliste. La déclaration de Bourassa, préférant l'indépendance au sacrifice de notre autonomie, fournissait l'exorde de cet article-manifeste. Et de Montigny d'expliquer :

"Le nationalisme, au Canada, c'est simplement l'au- tonomie. Tandis que les partisans de la politique cham-

30 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

berlainiste veulent resserrer de plus en plus les liens unissant les différentes parties de l'Empire britannique, les nationalistes s'engagent à combattre toute tentative de rapprochement vers la métropole, estimant que ce mouvement de centralisation retarderait trop leur mar- che vers l'indépendance absolue, terme logique de l'é- volution coloniale.

"Le nationalisme s'est d'ailleurs toujours trouvé à l'état latent chez la plupart des Canadiens et chez la totalité des Canadiens français. La guerre du Trans- vaal et l'explosion du chamberlainisme ont chauffé ce sentiment jusqu'à le rendre aigu. L'occasion de s'affir- mer d'une manière définitive lui a été fournie par le congrès des chambres de commerce. La jeunesse s'en- rôle avec enthousiasme. Des députés aimés du peuple se font applaudir à réprouver l'intrusion anglaise et à se rallier au nationalisme. La presse ministérielle elle- même ne manque pas d'adhérer plus ou moins au na- tionalisme, surtout depuis qu'au banquet du congrès à l'hôtel Windsor, Sir Wilfrid Laurier a dit que le Ca- nada ne se dessaisirait pour aucun avantage d'une par- celle de son autonomie . . ."

De Montigny donnait le programme de la Li- gue, que cet article, publié en France, devait révé- ler au Canada. Sans attendre la révélation, le jeune président de la Ligue Nationaliste, Olivar Asselin, quitta le secrétariat de Lomer Gouin ; il entrait, comme chef des nouvelles, à la Pcesse.

L'attitude de Tarte au Nouveau-Brunswick, l'attitude de Blair et dans une certaine mesure l'attitude de Bourassa étaient les inconnues des équations politiques. On fut bientôt fixé pour Tar- te.

Le rétablissement de Laurier avait empêché Tar- te — du moins, il pouvait le croire de prendre le commandement du parti libéral. Pourquoi ne pas prendre celui, moralement vacant, du parti conservateur ? Tarte n'en était pas à une évolution près. Puis il était protectionniste, comme le gros des conservateurs. Plus encore. Si surprenant que

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cela paraisse après certaines de ses campagnes et de ses polémiques, Tarte, à travers ses vicissitudes, était resté, au fond, non pas seulement religieux, mais ultramontain. Il avait sa place parmi les con- servateurs. Et c'est quelqu'un, ce Tarte, naguère le premier lieutenant de Laurier, le "maître de l'Administration", et qui s'offre aujourd'hui à traiter avec Chamberlain. Les Pelletier et les Cas- grain les impulsifs du parti eussent volon- tiers passé l'éponge sur une ardoise un peu char- gée, et substitué Tarte au digne, mais lent M. Monk. Louis-Philippe Pelletier envisageait une ré- organisation du parti conservateur, avec lui-même à la place de Flynn, au provincial, et Tarte à la place de Monk, au fédéral. Il convoqua, pour le 30 août, une grande assemblée conservatrice à Berthier. Tarte y prit la parole, avec cinq chefs conservateurs : Pelletier, Casgrain, Chapais, Le- blanc et J.-M. Tellier, député provincial de Jo- liette. "M. Tarte à nos côtés, dit Casgrain, c'est un signe des temps." Spectacle curieux, en effet, que de voir côte à côte Israël Tarte et le gendre de Langevin, Thomas Chapais, qui surnommait Tarte "Judas Iscariote".

La protection fournit le thème des discours, pour les questions fédérales, et la colonisation fournit le thème pour les questions provinciales. Chapais s'en prit surtout au cabinet de Québec :

"J'accuse M. Parent d'avoir porté un coup fatal à l'œuvre de la colonisation dans la province de Québec. Je l'accuse d'avoir infligé des blessures, sinon mortelles, du moins fort graves, à la prospérité de notre pays. . .

"Notre province occupe une position exceptionnelle dans la Confédération. . . Si nous voulons garder le dé- pôt sacré de nos aïeux, si nous voulons avoir de l'influ- ence à Ottawa, il faut à tout prix agrandir et dévelop- per notre province. Le moyen, c'est la colonisation. Il faut doubler la population de la province de Québec.

"Dans les plaines de l'Ouest, on dépense des sommes énormes à créer des centres nouveaux. A nous aussi de fonder des villages et des paroisses dans notre provin-

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ce. Si nous n'agissons pas de suite, nous perdrons le peu d'influence qui nous reste."

Mais les six mille auditeurs étaient surtout venus pour Tarte. L'ex-ministre des Travaux pu- blics prédit la retraite de Laurier, pour raisons de santé. "Le premier ministre veut brusquer les élec- tions afin d'aider le parti libéral de son prestige. Deux mois après les élections, sir Wilfrid se reti- rera."

Tarte parla de son œuvre, l'aménagement des canaux du Saint-Laurent, plus importants que les chemins de fer pour la province. Il dit sans mo- destie : "J'ai la conviction d'avoir fait une œuvre nationale." Il critiqua le projet de transcontinen- tal, blâmé par le ministre le plus compétent. En passant, il décocha aussi des traits au cabinet pro- vincial "en train de dilapider notre domaine fores- tier au profit des yankees" :

"J'ai vu ce matin, en venant, un bateau emportant du bois de nos forêts à destination des Etats-Unis; c'était un lambeau de la patrie qui s'en allait."

Croyant les élections prochaines, les conserva- teurs poursuivaient leur effort. La veille de l'as- semblée de Berthier, ils avaient réuni mille per- sonnes, au lac Mégantic, pour écouter Louis-Phi- lippe Pelletier, Taillon, Monk, Hackett, Rufus Pope et Giard, député de Compton car Monk refusait de participer aux mêmes assemblées que Tarte.

Le dimanche suivant, 6 septembre, Tarte. Pel- letier et Casgrain trois incisifs, trois acharnés tinrent une assemblée à Saint-Anselme, dans le comté de Dorchester, avec J.-B. Morin, député fédéral du comté, et Léonard, député de Laval.

Tarte apportait ouvertement son renfort au parti bleu. Pour ce parti, c'était un bon symp- tôme, un heureux présage, puisqu'on attribuait à Tarte un flair politique étonnant. Mais le Canada

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et le Soleil attaquèrent le transfuge tous les jours, par tous les moyens. Le Soleil le somma encore, puisqu'il passait au parti conservateur, de resti- tuer la Patrie au parti libéral : "C'est se mépren- dre singulièrement sur les lois de l'hospitalité que d'emporter subrepticement avec soi les fourchettes et les cuillers."

Tarte s'en gaussait. Dominique Monet, le dé- puté "patriote" de Laprairie, lui proposa une as- semblée contradictoire dans son comté un com- té bien libéral. Tarte s'en gaussait encore. Mais Monet ne parlait pas en son seul nom. Son ami Bourassa, séparé de Tarte par l'impérialisme éco- nomique beaucoup plus que par les étiquettes bleu ou rouge, prendrait part aussi à l'assemblée le samedi 1 9 septembre, en plein air. Monet parle- rait trois quarts d'heure. Tarte, une heure et de- mie ; puis Bourassa, trois quarts d'heure ; et Tarte aurait encore dix minutes de réplique.

Impossible de reculer. D'ailleurs, Tarte n'avait encore jamais reculé. Il accepta. L'annonce de cette assemblée souleva aussitôt une extraordinaire cu- riosité. Le Canada continuait de tirer à boulets rouges sur le "traître". La Patrie accusa les libé- raux d'exciter leurs amis, voire d'ourdir un com- plot, pour empêcher Tarte de parler ; mais il pro- mettait de venir quand même. Le Canada continua.

Les esprits s'échauffèrent comme aux périodes d'effervescence. A ce moment, d'après les signes avertisseurs, l'arbitrage de Londres, dans l'affaire de l'Alaska, s'annonçait défavorable au Canada. Jette se sentait abandonné par les arbitres anglais, et l'écrivait à ses amis. Un journal anglais ayant demandé, avec humeur, ce que le Canada était prêt à faire pour l'Angleterre, la Presse 74.000 de tirage quotidien ! répondit par un nouveau réquisitoire contre l'Angleterre, la veille de l'assem- blée de Laprairie :

Histoire de la Province de Québec XI. 2

34 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

"Dans quelques jours, peut-être, la nouvelle sera lancée par le monde entier que les intérêts du Canada sont sacrifiés dans le Yukon; et le Canada, dans sa loyauté à l'Angleterre, ne dira qu'un mot de protêt, sans aigreur, pour ne pas embarrasser la diplomatie anglaise, dont les intérêts sont différents des nôtres. L'abandon d'avantages précieux pour notre développe- ment, la voilà notre contrfoution à la défense de l'Em- pire. . .

"N'oubliez pas qu'avec toute sa force et tout l'orgueil de son drapeau, l'Angleterre nous a laissé dépouiller de trois ou quatre millions d'acres de terre var les Etats- Unis et a permis que le Canada fût privé du Maine, par un bout, et par l'autre des Etats du Wisconsin, du Minnesota, du Dakota, du Montana, de l'Oregon, de Washington, du détroit de Fuga. . ."

Et après une liste de griefs :

"Vous nous demandez ce que le Canada est prêt à faire pour l'Angleterre au moment celle-ci prend la peine de mentir officiellement contre nous en désignant à l'univers notre bétail comme infecté d'une 7naladie qu'elle sait ne pas exister! Est-ce bien protéger une colonie et provoquer un dévouement qu'on veut rendre encore plus coûteux?

"L'Angleterre nous a toujours trouvés lorsqu'elle a été dans un besoin réel, comme dans son aventure du Sud Africain. . .

"C'est à nous à demander maintenant : Qu'est-ce que l'Angleterre va faire en retour?

"Le fardeau de sa défense ne peut nous concerner..."

Tout autant que les attaques du Canada contre Tarte, ce réquisitoire de la Presse contre l'Angle- terre préparait l'assemblée du lendemain. Tarte pouvait prévoir une foule hostile, surexcitée. Puis, dans un duel après tout, c'était un duel avec Bourassa disputé la plume à la main, Tarte aurait senti les chances pour lui ; dans un duel ora- toire, elles favorisaient Bourassa.

Sept trains du Grand-Tronc et deux bateaux spéciaux partirent de Montréal pour l'assemblée de Laprairie. Cinq mille personnes verront aux prises Tarte et Bourassa, les deux hommes du jour. On distingue dans la foule le Dr Guerin, ministre sans

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portefeuille dans le cabinet provincial ; deux sé- nateurs, Legris et Boyer ; le député provincial de Chambly, Maurice Perrault, chez qui s'est pré- parée la fondation de la Ligue Nationaliste, et plusieurs de ses collègues, entre autres Evariste Le- blanc, ancien Orateur de la Législative ; une di- zaine de députés fédéraux. Ces députés se rap- pellent-ils la séance du 1er février 1900 aux Com- munes, où Monet et Tarte celui-ci bravant les sourires, les exclamations, les cris ont présenté Bourassa, député de Labelle, démissionnaire et réélu ? En 1900, Monet et Tarte encadraient Bou- rassa pour l'appuyer ; en 1903, Monet et Bou- rassa encadrent Tarte pour l'exécuter. Dans la foule encore, l'ancien chef conservateur Bergeron, qui a non seulement assisté, mais pris part à bien des assemblées historiques, pendant l'affaire Riel et depuis ; plusieurs échevins de Montréal, les maires de la région ; Marc Sauvalle, du Canada, les rédacteurs de tous les journaux de la province et les correspondants des journaux des autres pro- vinces.

On est venu voir la joute Tarte-Bourassa comme on allait, vingt ans plus tôt, voir les joutes Cha- pleau-Mercier. Mais l'allure, sinon le calibre, des combattants est bien différente ! Chapleau et Mer- cier, c'étaient deux beaux gars bien plantés, bien rasés, gros mangeurs, bons compagnons, bour- reaux de travail et de plaisir, respirant la joie de vivre, incarnant l'exubérante santé d'un peuple ru- ral. Ils se portaient de rudes coups, mais toujours avec bonne humeur, et les oubliaient ensuite en trinquant. Tarte et Bourassa, ce sont deux intel- lectuels, petits, minces, barbichus, bourreaux de travail à la vie privée presque ascétique. Nous l'avons déjà dit : les deux hommes les plus intel- ligents de leur temps, opposés l'un à l'autre par la même fatalité qui opposait Chapleau et Mer- cier, qui oppose toujours deux hommes égaux en

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talent et en énergie, dont la collaboration eût en- richi, peut-être sauvé la patrie. Au lieu de la pom- pe magnifique de Chapleau, on entendra les saillies de Tarte ; au lieu du torrent de Mercier, on en- tendra les âpres leçons de Bourassa. Au lieu d'un combat de boxe, on va voir un assaut d'escrime ; mais un assaut mené avec un tel brio que le popu- laire en criera de joie comme les connaisseurs.

Et Dominique Monet n'est pas non plus sans valeur. Il ouvre l'assemblée en se déclarant plus que jamais résolu à soutenir le gouvernement Laurier, qui a tenu en échec, à Londres, les projets impé- rialistes de M. Chamberlain. M. Tarte s'est cons- titué le champion de l'impérialisme économique; c'est donc à titre d'adversaires que nous nous ren- controns :

"Je demande d'abord à M. Tarte, en lui rappelant V affaire McGreevy-Langevin, comment il se fait qu'il retourne aujourd'hui à des gens qu'il a appelés des bri- gands et des voleurs. . .

"Ensuite j'accuse M. Tarte de ne pas être un honnê- te homme, parce qu'il n'a pas rendu au parti libéral les $80.000 que le parti lui avait confiés pour acheter Ur "Patrie". . ."

En troisième lieu, la question du tarif :

"M. Tarte n'a plus qu'une chose en vue, c'est de nous diriger vers l'Angleterre, et nous savons ce que veut di- re aujourd'hui la politique de M. Chamberlain. . ."

Monet développe pendant un quart d'heure cha- cun de ces trois points, avec véhémence. Tarte prend ensuite la parole. Il dispose d'une heure et demie, mais une menace l'obsède : Bourassa parlera pen- dant trois quarts d'heure, après lui. Tarte répond à Monet ; il s'efforce plus encore de parer à l'avan- ce les coups de Bourassa. Israël Tarte, le paquet de nerfs aux boutades célèbres, la pile électrique qui lançait des courants alternatifs à travers ses auditoires, Israël Tarte se tient aujourd'hui sur la défensive, craintif, presque paralysé. Il lit un plai-

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doyer; il fait appel à la loyauté de ses adversaires.

Il explique une fois de plus son départ du ca- binet. MM. Monet et Bourassa, dit-il, ne sont pas des partisans aveugles ; ils ont tous deux, à certaines époques, revendiqué leur liberté de pensée et d'action. Je demande le même privilège.

La courtoisie, la dignité de ce début ne se dé- mentent pas, jusqu'au bout. Tarte explique sa politique :

"Les deux questions auxquelles j'ai donné le plus d'attention pendant mon passage aux affaires ont été la question du tarif et la question des moyens de trans- port. M'est-il permis de réclamer le mérite d'avoir don- né à ces deux questions d'importance nationale une at- tention soutenue, des efforts persévérants? Que l'on soit sévère à mon endroit, si l'on veut; je demande qu'on me rende justice quand justice m'est due. . ."

Tarte expose son projet de protection tarifaire contre les produits manufacturés américains, com- binée avec la préférence britannique :

"Où vendez-vous, cultivateurs du Canada, vendez- vous vos produits agricoles? Sur le marché domestique, et sur le marché de l'Angleterre. . . Il ne s'agit pas ici d'une question de rouges et de bleus. Il s'agit d'une question d'affaires. Oui, je suis partisan du marché britannique, et vous l'êtes aussi : vous avez vendu l'an dernier 108 millions de produits agricoles à V Angleter- re. Où voulez-vous vendre ces produits agricoles, si vous ne les vendez pas à l'Angleterre? voulez-vous vendre votre beurre, vos fromages? Ne mettez-vous pas tous ces produits à bord des grands navires qui vien- nent emplir leurs flancs dans le port de Montréal?..."

Tarte critique le bill du Transcontinental. Il termine en répondant à l'attaque personnelle diri- gée contre lui par Monet :

"Je parle ici devant dix ou douze membres de la Chambre des Communes. Quel est celui, parmi eux, quelle est la personne à leur connaissance, qui a sous- crit cinq sous pour l'achat de la "Patrie"?

"J'ai été mis en demeure par M. le sénateur Béique, par M. le sénateur Dandurand, par M. Geoffrion et

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d'autres de vendre la "Patrie'1. On ne m'a pas deman- dé de rendre de l'argent, on savait bien que je n'en a- vais pas reçu. On est venu me demander de vendre la "Patrie". J'ai dit que la "Patrie" n'était pas à vendre. Je n'ai pas reçu un centin, ni moi ni mes fils, d'un libé- ral dans la vie politique aujourd'hui. C'est clair. Et je donne la permission à tout libéral qui m'aurait donné de l'argent de se nommer, ici ou ailleurs.

"J'avais des amis, alors, comme j'en ai aujourd'hui. Ils ont eu assez de confiance en moi pour m'aider de quelques milliers de piastres de leur crédit, pour ac- quérir un journal que M. Laurier, depuis longtemps, m'avait demandé d'acheter. Je n'ai pas reçu un denier d'aucun de vous, messieurs, qui me faites des repro- ches. Qui d'entre vous m'a donné un denier?

Ah, mes amis, voulez-vous une enquête ? Je ne fais pas de menaces, mais je ne servirai de bouc émissaire à personne!

"Ah! L'histoire s'écrira un jour ou l'autre. Elle vous reprochera, mes deux jeunes amis, d'être venus ici es- sayer d'étouffer ma voix, qui est celle d'un honnête homme qui s'est efforcé de faire son devoir. Si la rou- te du Saint-Laurent est aussi belle qu'elle l'est main- tenant, si vous voyez le port de Montréal agrandi, est-ce que je n'en ai pas été la cause dans une grande mesure ? Est-ce que je n'en ai pas été l'auteur ? Ap- pelez-vous libéraux, appelez-vous conservateurs, je vous demande justice...

"Des influences néfastes se sont exercées ces der- niers temps sur les destinées du parti libéral. Je voyais clair. J'étais de trop pour ces hommes . . ."

Tarte atteint une incontestable noblesse d'accent pour réclamer la justice qui lui est due. Tout de même, l'auteur de cent réquisitoires prononce son premier plaidoyer.

Et Bourassa parle :

"S'il me trouve aujourd'hui sur sa route, s'il me rencontre encore demain, moi qui lui ai donné la main avec tant de fierté quand il s'agissait d'empê- cher M. Chamberlain de faire prévaloir ses projets au Canada, c'est que, par la plus étrange des culbutes politiques, M. Tarte est devenu l'un des disciples et des serviteurs de M. Chamberlain. Le jour vous avez opéré cette évolution, monsieur Tarte, je suis devenu l'un de vos adversaires politiques . . . Vous employez

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votre intelligence à mettre le Canada sous le joug de l'homme d'Etat qui a le plus contribué à attenter aux libertés des colonies, et dont le triomphe ultime enlèverait aux groupes autonomes de l'Empire britan- nique le droit de se gouverner comme ils l entendent...

"Vous savez bien que l'Angleterre ne veut rien nous donner. Vous savez bien que le public anglais ne veut rien nous donner. Tout ce que nous pourrions atten- dre, c'est une faible protection sur le blé. Qu'est-ce que cela donnerait, à la province de Québec surtout f Et c'est en compensation de cette infime faveur que M. Chamberlain nous laisse entrevoir pour un avenir lointain, que M. Tarte voudrait que nous fissions de nouvelles concessions à l'Angleterre !...

"Le jour nous serions liés à l'Empire par un tarif impérial, nous aurions perdu le droit de conclure des traités de commerce. Ce n'est plus "Le Canada pour les Canadiens", c'est "Le Canada pour l'Angleterre".

Bourassa représentait son adversaire comme in- féodé à Chamberlain, au moment tant d'esprits ressentaient le sacrifice des intérêts canadiens par l'Angleterre. Pour l'auditeur moyen du 19 sep- tembre 1903, qui avait lu la Presse de la veille, l'Angleterre était une marâtre, Chamberlain un monstre et les partisans de Chamberlain des traî- tres. Bourassa continuait :

"Le jour nous aurons obtenu le droit de faire nos traités de commerce, le jour nous aurons fait comprendre à l'Angleterre que nous sommes aussi libres en matière économique qu'en matière politique, ce jour-là, si vous n'avez pas encore une fois changé d'opinion, monsieur Tarte, je serai d'accord avec vous pour demander le relèvement du tarif.

"Mais lorsque l'honorable député vient nous deman- der d'une part de relever nçttre tarif, et de l'autre de nous lier dans nos rapports internationaux avec la sexde Angleterre, je dis : "Monsieur Tarte, ou vous n'êtes pas sincère, ou vous ne connaissez pas le pre- mier mot de ce que vous avez étudié..."

Bourassa aborde enfin la question de la Patrie, et reproche à Tarte de s'être tiré d'affaire par des réponses ambiguës, des faux-fuyants :

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"On vous demande si vous n'avez pas payé la "Pa- trie" avec les deniers du parti libéral. Vous répondez que ce n'est pas avec l'argent de M. Monet, que ce n'est pas avec l'argent de M. Bourassa, que ce n'est pas avec l'argent d'aucun des députés qui sont ici...

"M. Tarte a invoque les droits de l'indépendance et de la liberté. Il a raison. J'aime trop mon indépen- dance et j'aime trop ma liberté pour faire des re- proches à ceux qui en usent ; mais permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'il y a quelque chose qui, plus encore que l'esprit de parti, prive un homme de son indépendance et de sa liberté, et cette entrave, mal- heureusement, vous la subissez aujourd'hui ; c'est l'ambition dévorante...

"Encore un point à régler, et je termine. M. Tarte a insinué et son organe, le "Mercury" de Québec, l'a déclaré en toutes lettres que M. Monet et moi étions ici les délégués du cabinet d'Ottawa, et que, sans dou- te, on nous avait choisis parce que nous étions anti- britanniques. Dans son organe de Québec, acheté par ses fils et je veux bien croire que c'est avec leurs deniers dans son organe de Québec, M. Tarte parle de nos sentiments antibritanniques et demande be- noîtement si c'est à ce titre que le cabinet fédéral nous a choisis pour attaquer M. Tarte, dont on connaît toute la fidélité à la Couronne.

"Vous connaisses mieux que personne, Monsieur, l'origine de cette légende créée par la presse jingoe : mon infidélité à la Couronne, ma "déloyauté". Elle na- quit des luttes que nous avons faites côte à côte. Vous vous les rappelez, ces luttes, et je m'en souviens. Nous n'avons pas lieu de les regretter ni d'en rougir. Libres, sans autre lien qu'une commune conviction, nous lut- tions de front, vous dans le ministère, moi en dehors ; vous, ne risquant rien, moi, risquant tout ; vous, gar- dant votre portefeuille, moi abandonnant mon mandat et subissant le feu de la réélection.

"Cette lutte que nous faisions alors, c'était pour enrayer le mouvement impérialiste dont vous êtes au- jourd'hui le champion. Et c'est parce que j'ai fait alors, ouvertement, ce que, secrètement, vous m'aidiez à faire, que vous me faites insulter aujotird'hui, ainsi que mon ami Monet, et nue vous cherchez à ameuter les vréjvnés de la majorité anglaise contre nous.

"La différence entre vous et moi, monsieur, et mes 35 ans en demandent pardon à vos 57 ans, mais sans remords, c'est que i'ai voté e*. parlé contre sir Wilfrid Laurier lorsque, dans la plénitude de ses forces et

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de son prestige, il semblait oublier ses devoirs à l'en- droit du peuple canadien et cédait au courant de l'im- périalisme anglais ; et que vous, monsieur Tarte, qui conaamniez la guerre d Afrique comme moi, qui avez tout fait pour empêcher le Canada d'y participer, qui étiez aussi ''antibritannique" , aussi "déloyal" que moi, vous avez cédé devant Laurier lorsquil était plein de santé et qu'il obéissait au mouvement impérialiste que vous condamniez. Uh non ! Vous ne démissionniez pas alors, et votre conscience vous permettait de concourir à une politique que vous condamniez. Mais lorsque Lau- rier, malade, se montrait plus ferme, plus énergique, plus fier des droits du Canada qu'à l'époque il était en pleine santé, vous, monsieur, voulant refaire votre popularité dans les provinces anglaises et vous mettre aux petits soins avec les gros industriels ; tandis que Laurier était en Angleterre, malade, il est vrai, mais debout devant Chamberlain, vous l'avez abandonné, et vous vous êtes mis à genoux devant Chamberlain. Et voilà pourquoi nous sommes venus sans que le ca- binet nous le demande. Et je vous déclare, sur ma pa- role d'honneur, que sir Wilfrid Laurier et tous ses col- lègues n'ont appris que par la voie des journaux qu'il y avait une assemblée à Laprairie.

"De même qu'il y a trois ans je combattais Laurier partisan de Chamberlain, de, même, aujourd'hui, j'ap- puie Laurier, adversaire de Chamberlain, et je vous combats, vous, monsieur Tarte, parce que vous avez le triste honneur d'être le seul partisan de M. Chamber- lain dans la province de Québec, monsieur Tarte..."

Une voix : "C'est une canaille !"

"Non, je ne crois aucun homme coupable avant d'avoir eu la preuve de son crime. Mais ce que je re- proche à M. Tarte, et ce qui fera la fin malheureuse de sa carrière politique, et ce qui fait qu'un homme qui aurait pu rendre des services à son pays, à sa pro- vince, va finir dans l'impuissance, c'est que, malheu- reusement, son ambition personnelle insatiable l'em- porte sur la logique de son esprit et la fermeté de ses convictions."

"Continuez !" crie-t-on dans la foule, mal- gré la chute du jour et la température fraîchie ; car ce genre d'exécutions ne lasse pas le peuple. Les "vieux rouges", enfin soulagés, enfin vengés, re- gardent Israël Tarte.

Comme Bourassa vient de le rappeler, Israël

42 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Tarte a 57 ans. Il n'a jamais eu peur de per- sonne. Il a possédé ec dirigé le Canadien, L'Evé- nement, le Cultivateur, la Patrie, le Mercury, colla- boré au Soleil. Il a siégé à la Législative, aux Com- munes, au Conseil des ministres. Il a représenté les comtés de Bonaventure, de Montmorency, de l'Islet, de Saint-Jean d'Iberville, de Sainte-Marie de Montréal. Il a été castor, conservateur modéré, national, libéral ; rielliste, antirielliste ; protec- tionniste, libre-échangiste, partisan de la préférence britannique ; organisateur du parti bleu, organisa- teur du parti rouge, détenteur des secrets des bleus, détenteur des secrets des rouges. A vingt-quatre ans, il s'est attaqué à l'énorme, puissant et redou- table Joseph Cauchon. Il a secondé Langevin, puis Angers, puis Chapleau, puis Mercier, puis Laurier. Il a pris part aux luttes religieuses, avec Mgr La- flèche et les ultramontains contre François Lange- lier et les libéraux, puis avec les libéraux contre Mgr Laflèche, Mgr Taché et les ultramontains ; il a contribué au Règlement Laurier-Greenway et à la paix religieuse dans une mesure qui ne sera jamais exactement connue. Il a fait nommer An- gers lieutenant-gouverneur, et l'a fait huer à son départ de Spcncer-Wcod. Il a chassé de la vie pu- blique son ancien patron Langevin, "père" de la Confédération, doyen des ministres, presque dési- gné comme le prochain premier ministre. Il a com- battu Mercier ; puis il a soutenu Mercier quand tout le monde l'abandonnait. Il a donné les pre- miers coups de pioche dans le vieil édifice conser- vateur, insufflé la confiance dans l'âme de Laurier ; et personne n'a autant que lui contribué à l'avè- nement du parti libéral. Il a porté des défis, et relevé tous ceux qu'on lui portait. Il a tenu tète aux Anglais, et s'est imposé à eux avant même de bien connaître leur langue. Bègue, il s'est fait orateur. Il a formé ou perfectionné dix. vingt jeunes hommes dans la vie publique, de Tardivel

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à Bourassa, son compagnon de voyage à Winni- peg qui partage son entière liberté de pensée et d'expression. Il a commencé ses journées à cinq heures, morigéné des paresseux, révoqué des fonc- tionnaires, déniché des scandales, dicté trente let- tres par jour, animé des comités, parcouru le pays, truqué des conventions, retourné des auditoires, fait élire des candidats dont les électeurs ne voulaient pas. Il a fait abattre et reconstruire le pavillon ca- nadien à l'exposition universelle de Paris la veille de l'ouverture. Il a creusé des canaux, cons- truit des quais et des élévateurs, décuplé le chan- tier de Sorel, outillé le port de Montréal. Faible de constitution, souvent malade, il ne s'est jamais reposé, jamais arrêté. Et cependant son intelligence, qui lui a fait refuser le titre de sir, va jusqu'à con- naître ses propres limites.

Ses limites, Israël Tarte les a aujourd'hui at- teintes. Un autre homme seulement l'a deviné : son compagnon de voyage à Winnipeg, son jeune ami Bourassa, qui le lui signifie de sa voix colère, avec toute sa loyauté et toute sa cruauté. Les phrases de Bourassa claquent comme des coups de fouet, au-dessus de Tarte affaissé, le menton sur la rampe de l'estrade. Les spectateurs des premiers rangs détaillent les traits de lassitude et de vieil- lesse d'Israël Tarte : la voussure des épaules, les rides du visage, les veines saillantes, les poils gris de la barbe et l'amère grimace de la bouche.

L'ovation faite à Bourassa passée comme un ou- ragan, Tarte se redresse pour la réplique, en trois temps : il lève la tête le buste se met debout. Et il fait un beau sourire, un bon sourire à peine malicieux. Il dit, à demi badinant :

"M. Bourassa dit qu'il est jeune. On ne s'en doute- rait pas, à l'aplomh qu'il met dans ses discours. Il s'est trouvé assez vieux à bien des reprises pour faire la leçon au premier ministre de ce pays ; des leçons sé- vères, comme celle qu'il vient de me faire tout à

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l'heure. C'est beau, la confiance en soi.

"M. Bourassa m'a prédit une fin de carrière im- puissante ; je lui prédis à lui une carrière brillante... Les prédictions de ce genre valent ce qu'elles valent."

Puis, d'un ton plus sérieux :

"J'ai démissionné parce qu'un homme d'honneur ne pouvait demeurer à son poste dans les circonstances j'ai laissé le mien. A quoi sert-il à M. Bourassa de faire des phrases qui ne sont que des phrases et de dire que je suis le serviteur de M. Chamberlain ? Ce que je dis, ce que je désire, c'est que nous puis- sions vendre nos produits, à des tarifs préférentiels, sur le marché de la Grande-Bretagne, notre meilleur marché. Qu'est-ce qu'ont à faire à cela les phrases de M. Bourassa ? Ce sont des phrases...''

Et, avec un geste de la main vide :

"C'est du vent !...

"M. Bourassa était secrétaire de la Commission qui a traité avec les Etats-Unis ; il est encore secrétaire de cette même commission qui, si nous avons été bien renseignés, ira cet automne à Washington. Si M. Bou- rassa peut faire ouvrir les portes, il aurait bien le faire pendant qu'il était là-bas. Le tarif est resté de 4-9%. Comment se fait-il que cette commission dont il était membre n'ait pas pu convaincre le peuple amé- ricain qu'il était injuste, déloyal, d'avoir un tarif de 49% contre nous. M. Bourassa n'a pas fait ouvrir les portes...

"Messieurs, la question est bien claire. Il s'agit de savoir si des arrangements de commerce avec l'An- gleterre seraient des arrangements avantageux..."

La question est claire, mais elle est ailleurs : dans le duel Tarte-Bourassa, le plus jeune a vain- cu le plus âçé. Insensibles à ce pathétique, les étudiants libéraux font un triomphe à Bourassa, qui leur improvise un petit discours un peu doc- toral, encore une leçon pour leur conseiller l'étude des questions publioues, l'indépendance, le caractère et le patriotisme. Tarte enfile son pardes- sus, pour s'en aller, en disant : "Mon Dieu ! que ce jeune homme a du talent !" Le gros Bergeron,

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qui n'aime pas Tarte le "Beauharnois Boy", naguère l'un des premiers chefs conservateurs, bou- de son parti plutôt que de se réconcilier avec l'en- nemi auquel il attribue sa défaite, aux élections précédentes le gros Bergeron se réjouit ouverte- ment.

La Presse du lendemain qualifia la journée d'his- torique. Et d'ajouter :

"M. Tarte n'a pas eu le dessus, ce n'est pas lui faire injure que de le dire. Hâtons-nous d'ajouter que tout autre que lui eût été complètement défait..."

La Gazette admit la supériorité de Bourassa, que le Journal fut seul à nier contre l'évidence. Le So- leil parla de "l'écrasement légendaire" de l'ancien ministre :

"Jamais portrait plus saisissant, plus vrai de M. Tarte n'a été fait, jamais histoire plus complète de ses trahisons et de ses culbutes n'a été livrée au pu- blic... M. Tarte était forcé dans ses derniers retran- chements."

La Patrie publia loyalement le compte rendu des discours, et se garda de chanter victoire. Son commentaire fut presque une admission tacite de la défaite. Mais, en reprenant la plume, Tarte re- prenait l'avantage :

"L'ancien ministre des Travaux publics est allé, sans la moindre organisation, à une assemblée convoquée, préparée avec soin dans le but de démontrer que l'opi- nion publique lui est absolument hostile...

"Outre les attaques personnelles dirigées contre M. Tarte, les députés de Laprairie et de Labelle ont fait ce qu'ils croient être de la politique anti-impériale.

"Ils se sont appliqués tous deux à établir que M. Tarte et ceux qui, comme lui, veillent un tarif plus élevé, une politique plus fermement canadienne, ont conçu le noir dessein de livrer l'indépendance du Ca- nada à M. Chamberlain.

"Il est difficile d'aqir d'une manière plus enfantine.

"Le très grand malheur de M. Bourassa et de M. Monet, c'est de voir M. Chamberlain partout.

"Nous avons connu des gens fort intelligents qui

46 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

avaient des lubies, ou, comme l'on dit généralement, qui avaient "des araignées au plafond".

"Si le Parlement d'Angleterre imposait des droits sur le blé, sur le beurre, sur le fromage, sur les vian- des importées des pays étrangers, et laissait entrer nos produits à nous à des tarifs moins élevés, n'est-il pas évident qu'une pareille politique serait pour le Canada la prospérité, la fortune ?

"Serions-nous vendus, livrés au farouche Jos. Cham- berlain ?

"Mais, même si nous n'obtenons pas de préférence, n'est-il pas de notre intérêt le plus certain d'empêcher, par un tarif plus élevé, les Américains de nous vendre pour $100.000.000 par an de produits manufacturés, quand nous pouvons fabriquer nous-mêmes ces pro- duits, ou au moins une grande partie de ces produits ?

"C'est en deux mots le résumé de toute la situation.

"Les appels enflammés de M. Bourassa aux passions et aux préjugés de ceux de notre race qu'il espcre at- teindre par sa parole vibrante sont au-dessous de son talent. Ils dénotent une déplorable lacune dans son esprit, au reste cultivé et laborieux..."

C'est au lendemain de cette assemblée "histo- rique" qu'arriva au Canada l'exemplaire du jour- nal publié à Paris et contenant le programme de la Ligue Nationaliste. La Presse reproduisit en en- tier l'article de Louvigny de Montigny et interviouva son propre rédacteur, Olivar As- selin (24 septembre). On se rappelle que l'article-manifeste prenait pour tremplin la déclaration de Bourassa préférant l'indépendance à l'impérialisme. Ce Bourassa. toujours mem- bre du parti ministériel, était compromettant vis-à-vis des Anglais. Mais d'un autre côté, il ve- nait de rendre au parti un fieffé service, en admi- nistrant à Tarte ce que le Sohil appelait une fessée. Laurier n'avait pas inspiré l'initiative de Bourassa et de Monet nous en croyons la parole irréfra- gable de Bourassa mais il emooehait tout le bénéfice. Ce qui rendait Tarte si dangereux pour ses adversaires, c'est la perpétuelle offensive dont il les harcelait. Pour la première fois, quelqu'un

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acculait Tarte à la défensive et le voilà, de ce coup, deux fois moins dangereux.

Huit jours après cette joute mémorable, le 27 septembre, les conservateurs convoquèrent une au- tre assemblée à Laprairie. Tarte revint, mais cette fois comme simple spectateur. Pelletier, Leblanc, et un "enfant du comté", Esioff Patenaude un grand jeune homme distingué, méthodique, un peu distant critiquèrent surtout Parent et le gouver- nement provincial. Louis Loranger. au nom des jeunes conservateurs, donna une réplique tardive à son cousin Bourassa. Petit-neveu de Papineau, Loranger prétendit démontrer par son propre exem- ple qu'on n'était pas infidèle à la mémoire des "pa- triotes" en rejetant les idées de Bourassa.

Pelletier et Leblanc retrouvèrent Tarte à Ju- liette, où ils tinrent une assemblée avec Chapais, Tom-Chase Casgrain et l'ancien député Victor Allard. Cette fois, Tarte prit la parole. Il pronon- ça un discours à l'emporte-pièce ; avec tout autre adversaire que Bourassa, Tarte retrouvait ses movens, sa verve, son emprise sur les auditoires.

Il gardait aussi son activité, brouillonne en ap- parence, mais tout de même dirigée, de député, d'organisateur et de journaliste. Le 28 septembre, des libéraux de la division Sainte-Marie de Mont- réal tinrent une grande réunion le sénateur Cloran, le député Philippe Demers et Honoré Mercier, fils du grand Mercier, réclamèrent à Tarte, traître à ses engagements électoraux, la remise de son mandat et de son journal. La Patrie reprocha au fils de Mercier son ingratitude. A son tour. Mer- cier répliqua, au Club libéral de la partie est de Montréal, que s'il avait respecté Tarte allié de son père, il ne pouvait plus respecter Tarte allié de Louis-Philinoe Pelletier et de Thomas-Chase Casgrain, persécuteurs de son père. "Rendez votre mandat ! Rendez la Patrie !" Les fils de Tarte ve- naient d'abandonner le Mercury, le plus vieux

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journal de Québec, mais qui n'avait jamais eu un fort tirage, ni même une existence très stable. Malgré la collaboration d'un brillant rédacteur, E.T.D. Chambers, le Mercury mourut, comme le Canadien, entre les bras de Tarte. Le dernier nu- méro parut le 17 octobre 1903. Par contre, la Pairie était bien assise. Tarte y tenait, à la fois par passion du journalisme et par intérêt. La Patrie serait le gagne-pain, l'héritage de ses fils. Des libé- raux voulaient la lui arracher, même au prix d'un procès. Laurier s'y opposa : gardons plutôt cette menace, qui atténuera la violence de ses campa- gnes ; et puis, serait-il si avantageux, pour le parti, d'évoquer la corrélation entre la transaction du Drummond et l'achat de la Patrie ? Ainsi, Tarte conserva la Patrie. Il y attira le rédacteur "ouvrier" de la Presse, J.-A. Rodier, à qui l'on attribuait des tendances socialistes et ce mot, qui a perdu de sa force, faisait alors frémir les notaires. Tarte multiplia dans la Patrie, tous les jours, de courtes notes de ce ton :

"M. Tarte demande depuis longtemps le relèvement du tarif, qui signifie l'augmentation des salaires, l'aug- mentation de la valeur des produits agricoles."

Hugh Graham, entre autres, appréciait ces ar- ticles en connaisseur. Lui aussi avait dans les moel- les la profession si exigeante et si attachante du journalisme. Le propriétaire du Star, d'une influen- ce croissante au sein du parti conservateur, ne raf- folait pas de Monk, trop peu impérialiste à son gré. jalousait Tarte, mais en l'admirant. Les Forget n'avaient jamais rompu leurs relations per- sonnelles avec Tarte. Bref, une nouvelle cour r,e formait, autour de l'ex-ministre des Travaux publics. Monk, chef en titre des conservateurs fé- déraux dans la province de Québec, se voyait su- bitement éclipsé, et son amour-propre en souffrait. Un autre chef conservateur, Bergeron, ne pardon- nait pas à Tarte les manœuvres, licites et illicites,

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auxquelles il attribuait ses derniers échecs électo- raux, à Valleyfield et à Montréal. Monk et Ber- geron ne se trouvaient jamais sur la même estrade que Tarte. Le 3 octobre, Monk tint une grande assemblée conservatrice aux Trois-Rivières. Son état-major comprit Taillon, Chapais, Pelletier, Leblanc et Duplessis, mais non pas Tarte. Le 10 octobre, autre assemblée à Farnham : Tarte y fut, avec Pelletier. Leblanc, Hackett, et non pas Monk. Le 12, à Québec, banquet offert à Borden et à Monk : toujours pas de Tarte. On remarquait encore la réserve de Flynn. Dans tout ce début de campagne mené par Pelletier, on ne vit guère Flynn, chef officiel de l'opposition provin- ciale, qu'à une seule manifestation : le banquet Borden et Monk à Québec. Le Canada soulignait avec plaisir ces abstentions, ces incompatibilités. Dans les assemblées ou dans les banquets, Monk ne manquait pas de dire : "Je ne me sens pas dé- couragé...", mais le ton démentait les paroles.

Malgré l'énergie de Pelletier et le renfort de Tarte, la machine conservatrice n'arrive pas à se mettre au point. Ses rouages manquent d'huile l'huile de la conciliation, de la gentillesse, dont Laurier graisse constamment la mécanique libérale. Et Blair, doucereux, ne se déclare pas conserva- teur, attend on ne sait quoi.

* * *

La session fédérale tirait à sa fin. Le bill du Transcontinental était passé après la plus longue discussion dans l'histoire parlementaire du Canada 65 jours et mnlgré 218 pétitions dépo:ées sur le bureau de la Chambre. Plusieurs de ces pé- titions venaient de la province de Québec, Louis- Philiope Pelletier les avait fait circuler et signer. Et voyez les effets de l'huile miraculeuse : c'est Talbot. le colériaue député de B^H^chasre, na- guère le plus persévérant avocat du Trans-Canada et adversaire du Grand-Tronc, qui protesta contre

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ces pétitions, les affirmant couvertes de noms fic- tifs.

Le budget comporta une grosse distribution de subsides. La province de Québec était bien parta- gée. Rodolphe Lemieux et Charles Marcil obte- naient $2.300.000 pour aider à la construction d'un "chemin de fer de Gaspé", de Paspébiac au bassin de Gaspé une centaine de milles, en sui- vant le littoral.

Une subvention de $113.000 fut aussi votée pour l'établissement d'un service de paquebots entre la France et le Canada. La subvention reve- nait à un armateur bordelais, qui avait approché le gouvernement fédéral par l'entremise du Crédit Canadien. Les prospectus du Crédit Canadien an- nonçaient pour président Raymond Préfontaine, et pour vice-président Gustave Drolet, le zouave pontifical du parti libéral, brave "culotte de peau" fourvoyé dans les grandes affaires comme dans la grande diplomatie. L'âme de l'affaire était Eugène Carbonneau, "président de la Chambre de commer- ce canadienne de Paris", qui publiait le Canada de Paris. Carbonneau ne cherchait qu'à toucher des commissions ; son armateur n'avait pas 1 en- vergure nécessaire pour établir une ligne de navi- gation océanique. Un journal d'Angleterre le sut, et le dit. Ce journal tomba entre les mains de Philippe Landry, grand collectionneur de petits papiers, qui attaqua le Crédit Canadien au Sénat, croyant attaaucr Préfontaine. Mais Landry tom- bait mal : Préfontaine avait renoncé à la prési- dence du Crédit Canadien en devenant ministre, et c'est Mackenzie Bowell qui avait accepté le titre. par échange de correspondance avec Carbonneau. Le bill passa, malgré Landry. Le libéral Préfon- taine et le conservateur Mackenzie Bowell. par l'intermédiaire du zouave pontifical Drolet et de l'aventurier Carbonneau, subventionnèrent une compagnie fantôme : pour la quatre ou cinquième

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fois, le projet d'une ligne franco-canadienne de- vait avorter : le gouvernement fédéral résilia le contrat au mois de juin suivant.

D'autres mesures encore, votées ou proposées à la fin de cette longue session fédérale, intéres- saient la province de Québec. Un bill tendait à rétablir la pension d'un ancien juge, nommé ensui- te lieutenant-gouverneur, puis rentré dans la vie privée. Les années passées à Spencer-Wood compte- raient comme des années passées sur le Banc. Il s'agissait d'Angers, redevenu simple avocat, à l'âge de soixante ans, et qui n'arrivait pas à se cons- tituer des revenus décents. L'histoire, l'histoire vraie, n'est pas une nourriture pour les âmes faibles. Tous les jours, depuis huit ans, Angers expiait son geste patriotique de 1895, selon la loi dura lex, sed lex d'après laquelle l'héroïsme est toujours puni. Mais le gouvernement libéral portait secours à son ancien adversaire. Initiative généreuse de Charles Fitzpatrick, ministre de la Justice et initiateur du bill ? Sagesse de Laurier, devant la quasi-misère d'un ancien lieutenant-gou- verneur, qui atteint le prestige du régime ? La dé- cision se rattache encore à une affaire Gaynor et Greene, alors retentissante.

Les Américains Gaynor et Greene, flibustiers de grand style, en délicatesse avec la justice de leur pays, se sont réfugiés à Québec. Vie large, soupers au Château Frontenac, joyeuses compagnies. Le gouvernement de Washington demande l'extradi- tion, et confie le dossier à l'avocat Donald Mac- Mastcr, avec le sénateur Dandurand pour conseil. Les accusés confient leurs intérêts au bureau de Pa- rent, Fitzpatrick et Taschereau, avec Honoré Ger- vais pour conseil. Cent délais et difficultés entra- vent les procédures, entremêlées d'épisodes héroï- comiques. Tout Québec s'amuse à voir Gaynor et Greene l'un grand et maigre, l'autre rond et court se promener sur la terrasse, précédés et

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suivis de détectives. Les précautions n'empêchent pas l'enlèvement de Gavnor et de Greene, à bord d'un bateau spécialement nolisé, le Spray, sur le Saint-Laurent. Le grand connétable Gale, accom- pagné d'Arthur Cannon, jeune associé de Parent, Fitzpatrick et Taschereau, et muni d'un bref d'habeas corpus, réquisitionne un autre bateau, le Glacial, lancé à toute vapeur et qui rattrape le Spray aux Trois-Rivières. Le grand connétable, saisissant un porte-voix, somme le Spray d'arrCter, au nom du Roi. En vain ; les prisonniers, traînés à Montréal, sont remis entre les mains d'un commis- saire aux extraditions. Mais les autorités inter- viennent, en faveur des prisonniers. Or, MacMas- ter et Dandurand, entichés de hautes relations in- ternationales, tiennent à gagner cette cause reten- tissante, qui leur vaudra quelque notoriété à Wash- ington. Dandurand et un groupe de libéraux cana- diens-français, qui ne raffolent pas de l'Irlandais Fitzpatrick, ont l'impression que le ministre de la Justice couvre les riches clients de son étude. C'est là-dessus que Tom-Chase Casgrain, beau- frère d'Angers, obtient de Fitzpatrick l'addition, dans un bill, de la clause favorisant l'ancien lieu- tenant-gouverneur. Les "rouges" subodorent un chantage : "Casgrain a menacé Fitz d'évoquer l'affaire Gaynor et Greene ; et le maudit Irlandais achète la paix en donnant une pension à Angers!" On connaît l'aversion des "merciéristes" pour An- gers, Casgrain et même Fitzpatrick. Pacaud renâ- cle. Mme Mercier écrit à David qu'elle considère la mesure projetée comme une insulte à la mémoire de son mari.

La Chambre a voté le bill un bill du gouver- nement, présenté par le ministre de la Justice sans discussion, presque par surprise. Mais Dan- durand se charge de l'arrêter au Sénat. Il mène campagne. Il est question d'un caucus tous les "rouges" canadiens-français déballeront leurs griefs

LA LIGUE NATIONALISTE 53

contre Fitzpatrick, successeur de Tarte dans leur inimitié. Un renfort inespéré leur arrive. Si des libéraux ne pardonnent pas à Angers la révocation de Mercier, le conservateur Mackenzie Bowell, chef de l'opposition au Sénat, ne lui pardonne pas l'embarras causé par sa démission, en juillet 1895. Le vieil et loyal orangiste entretient, depuis huit ans, une vraie rancune d'éléphant ; le "nid de traîtres" hante sa mémoire. Bref, des libéraux et des conservateurs se liguent. D'accord avec Lau- rier, le sénateur Scott, secrétaire d'Etat, supprime la clause discutée. Angers continuera d'expier.

Enfin, le 19 octobre, Fielding déposa les réso- lutions relatives au pont de Québec. Elles rati- fiaient une longue convention, signée par Parent, président de la Compagnie du Pont, et par Field- ing lui-même, au nom du gouvernement fédéral. Une sorte de préambule exposait l'état de l'entre- prise :

Les actionnaires ont souscrit $220.000 et versé seulement $65.000.

La ville de Québec a voté et versé une subven- tion de $300.000.

Le gouvernement provincial a versé $120.000 sur une subvention de $250.000.

Le gouvernement fédéral a versé $374.353 sur une subvention d'un million.

Les approches et quelques piliers sont seuls ter- minés.

La compagnie est endettée, incapable de pour- suivre les travaux sans aide.

Le gouvernement fédéral apporte son concours à la compagnie, sans se substituer à elle et sans aug- menter le subside. La compagnie procède à une nouvelle émission de $6.800.000 en chiffres ronds, dont les intérêts seront garantis par les $626.000, solde du subside fédéral. Des titres de la nouvelle émission remplacent les anciennes obligations, fort dépréciées, pourvu que les obligataires souscrivent

54 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

un égal montant de cette émission. L'Etat fédéral détient une hypothèque et pourra, plus tard, rache- ter le pont, en désintéressant la ville et la province de Québec pour le montant de leurs subsides. Les travaux doivent être terminés au plus tard le 1er décembre 1906; le gouvernement fédéral nommera trois des onze administrateurs, et fixera les taux de péage.

En somme, les articles de L'Evénement étaient vérifiés; les actionnaires de la Compagnie du Pont, pressentant l'inévitable disproportion encre les re- venus de l'entreprise et son coût énorme, espéraient construire le pont à coups de subventions; et l'on comprend que Laurier n'ait pas encouragé les mê- mes amateurs à lancer l'affaire du Trans-Canada. L'ingénieur du gouvernement fédéral, Colling- wood Schreiber, critiquait les plans de Théodore Cooper, ingénieur consultant de la Compagnie du Pont. Il voulait faire reviser le plan de la travée centrale. Cooper, réputé l'un des meilleurs ingé- nieurs d'Amérique, refusa d'apparaître en position subordonnée. La Compagnie gardant la direction des travaux, Cooper passa outre aux avertissements de son confrère. Mais la Gazette de Montréal fut sévère pour la compagnie de Québec. Le Journal of Commerce de Montréal traita l'entreprise du pont comme une affaire véreuse, montée pour ex- ploiter le trésor public, et la compara aux fraudes gigantesques découvertes de temps à autre sur les grands marchés financiers. Pelletier et Landry, dans L'Evénement, continuèrent d'attaquer Parent sans répit. Pacaud affirma au contraire, dans le Soleil, que les promoteurs de la Compagnie du Pont étaient enfin vengés de leurs "vils calomniateurs". Pacaud ne manquait pas d'aplomb; mais le Jour- nal of Commerce exagérait dans l'autre sens. L'his- toire du pont de Québec, c'est l'histoire de toutes les grandes lignes de chemins de fer, y compris le Pacifique-Canadien. Pour Québec, en 1903, la

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construction du pont était assurée. L'option de l'Etat fédéral se transformerait inévitablement, un jour ou l'autre, en achat.

La session fédérale allait se terminer là-dessus, quand on apprit la décision de la Commission in- ternationale siégeant à Londres pour déterminer les frontières de l'Alaska. Les deux représentants du Canada désignés par Laurier étaient sir Louis Jette, dont il avait en même temps renouvelé le mandat comme lieutenant-gouverneur, et un grand avocat ontarien, Allen B. Aylesworth, qui avait refusé un siège à la Cour Suprême. L'un des avo- cats désignés pour défendre la cause canadienne était Aimé Geoffrion, fils de C.-A. GeofFrion, petit-fils d'Antoine-Aimé Dorion, et qui, à trente ans, s'annonçait comme un des maîtres du barreau. Enfin le ministre de l'Intérieur, Clifford Sifton, suivait officiellement l'affaire à Londres.

Tant de talent se dépensa en vain. L'arbitre an- glais se rangea au point de vue américain com- me on l'avait prévu et prédit, comme les délégués anglais avaient lâché John-A. MacDonald à la Conférence de Washington. Une fois de plus, l'Angleterre sacrifiait l'intérêt canadien à l'amitié américaine. En 1871. MacDonald, écœuré, signa tout de même. Il ne confia sa déception qu'à ses collègues et à des intimes,1 de sorte que l'attitude anglaise ne fut vraiment connue au Canada que longtemps après, une fois l'émotion calmée. En 1903, Avlesworth et Jette refusèrent leur signa- ture. Sifton les approuva publiquement, vigou-

1. En particulier dans ses lettres à Charles Tupper, à John Rose et à G e or ne s- Etienne Cartier. Memoirs of Sir John-A. MacDonald, publiés par Joseph Pope, 18U.

56 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

reusement à sa manière.1 Tout le monde eut l'impression que le Canada était condamné avant l'audition de la cause. Le Canada et la Presse soupçonnèrent un complot ourdi par Chamberlain. Le Soleil écrivit (22 octobre 1903) :

"Le Canada a tout perdu, ou à peu près tout, devant le tribunal de l'Alaska. Le représentant de l'Angleterre s'est rangé du côté des Américains, contre les commis- saires canadiens.

"Cela ne nous étonne guère, car l'Angleterre n'a ja- mais hésité à nous sacrifier pour maintenir la paix avec les Etats-Unis.

"Cela durera tant que le Canada n'aura pas le droit de faire ses propres traités.

"Ce droit de faire nos propres traités figure en tête du programme du parti libéral depuis l'entrée de M. Laurier au ministère en 1877, c' est-à-dire il y a 26 ans. Espérons que M. Laurier réussira un de ces jours à obtenir cette concession."

La Gazette reconnut que l'Angleterre achetait l'amitié américaine à nos dépens. Le Herald de Montréal et le Globe de Toronto félicitèrent Jette et Aylesworth. Le News, journal conservateur de Toronto, fut aussi net que le Soleil, journal libé- ral de Québec. L'opinion, toute l'opinion, froissée de cet échec diplomatique, s'en prit non pas aux Etats-Unis mais à l'Angleterre. La mauvaise humeur contre l'Angleterre fut générale. Sifton, dans ses lettres et dans ses dépêches, puis verba- lement à son retour, l'exprimait plus vertement qu'Henri Bourassa. Rien n'était mieux de nature à rapprocher Canadiens anglais et Canadiens français dans un désir d'indépendance.

Aux Communes, Bourassa souleva un débat le

1. Entrevue de Clifford Sifton, à son retour, dans le "Manitoba Free Press", du 9 novembre 1903. Et : John W. Dafoe : Clifford Sifton in relation to his Times ; pp. 212, 228 et 233.

LA LIGUE NATIONALISTE 57

23 octobre. Il eût volontiers pris pour devise, ce jour-là, une formule d'Henri Vaugeois : "L'in- dignation n'est pas un état d'esprit politique." Il n'y a pas lieu de s'en prendre aux juges, dit-il en résumé. Notre cause, soumise de façon tendan- cieuse, était perdue d'avance. Tirons plutôt cette leçon : il faut, à l'avenir, traiter nous-mêmes, directement, avec le gouvernement américain ; il nous faut un agent canadien à Washington.

Le discours de Bourassa fut bien accueilli par la presse libérale. Le Soleil écrivit :

"M. Bourassa a fait un excellent discours sur la question de l'Alaska. Le député de Labelle a clairement démontré que si le Canada perd une certaine partie de son territoire, c'est aux autorités impériales qu'il faut s'en prendre, et que le gouvernement canadien ne mérite aucun blâme sous ce rapport."

Laurier lui-même déclara le temps venu, pour le Parlement impérial, de concéder au Canada le droit de conclure ses propres traités. Sifton, dans une conférence retentissante, au Canadian Club d'Ottawa (7 décembre), repoussa le projet de préférence mutuelle lancé par Chamberlain et ac- cepté par Tarte. Ainsi l'arbitrage de Londres portait, au Canada, un rude couo à l'impérialis- me. Il gênait la campagne de Tarte, renforçait au contraire les partisans de l'indépendance. Laurier adoptait un article important du pro- gramme de la Ligue Nationaliste. Les conscrits de la Ligue, enrôlés pour se battre, ne pouvaient guère s'en prendre à Laurier ; ils se retournèrent contre Parent.

II

LE CONFLIT DU COLON ET DU MARCHAND DE BOIS—

Les nationalistes sur le terrain provincial Critiques et batailles autour de la colonisation et de l'exploitation intensive des forêts La Ligue Nationaliste à Québec

Le trésorier provincial, Duffy, était mort acci- dentellement à Londres, en juillet. Parent géra le Trésor par intérim, pendant trois mois, puis il compléta son cabinet, le 6 octobre. John Charles McCorkill, conseiller législatif, devint trésorier provincial, et William Alexander Weir, député d'Argenteuil, ministre sans portefeuille. Deux personnalités sans éclat. Les premiers ministres de Québec semblaient, presque systématiquement, choisir des hommes de second plan pour collègues de langue anglaise. Peut-être se rappelaient-ils les difficultés créées à leurs prédécesseurs par les Dun- kin, les Irvine et les Robertson, voire, plus récem- ment, par John Smythe Hall? D'ailleurs les affaires, plus que la politique, attirent les Anglo- Canadiens de talent, dans la province de Québec. Et peut-être le président de la Banque de Mont-

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réal gouvernc-t-il autant que le trésorier provin- cial. L'avocat McCorkill était l'ancien asso- cié de J.-N. Greenshields, l'un des avocats les plus mêlés à la fois à la politique et à la finance. Il démissionna au Conseil législatif, pour solliciter le mandat de DufFy, dans le comté de Brome. Le député fédéral de ce comté était Sydney Fisher, ministre de l'Agriculture, assez influent dans les cantons de l'Est pour assurer l'élection du candidat ministériel. Il dut cependant surmonter un obs- tacle : l'opposition des sociétés de tempérance auxquelles McCorkill, buveur d'eau lui-même, refusa de signer une profession de foi prohibition- niste.

Le gouvernement Parent disposait d'une écra- sante majorité. Mais dix ans plus tôt, la petite opposition libérale des Gladu, Turgeon, Dechène et Tessier menait la vie dure à Taillon. De même aujourd'hui les Pelletier, Leblanc, Landry, Cas- grain et Cbapais lancent des assauts dispropor- tionnés à leurs forces parlementaires, et mènent la vie dure à Parent. Avec L'Evénement et le Journal, ils conduisent de front les campagnes provinciales et fédérales. Ils reçoivent le précieux renfort de Tarte et de la Patrie. A Québec, L'Evénement extrait des résolutions relatives au pont de Québec un aveu implicite de l'impasse la compagnie s'est trouvée. A Montréal, la Patrie et le Journal réclament toujours un droit de coupe sur le bois destiné à l'exportation, afin d'obliger les Américains à créer des industries dans la pro- vince. Et surtout, ils critiquent les piètres résul- tats de la colonisation. La Patrie interviouve des colons mécontents, selon le procédé inauguré par la Presse. Les colons se plaignent toujours des marchands de bois, des concessionnaires de limites. Or les compagnies de pulpe figurent parmi les concessionnaires de limites. Le développement de

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la publicité transforme décidément la presse an- glaise et américaine. Les journaux augmentent leur volume. La Compagnie Riordon dans la vallée de l'Outaouais. la Laurentide et la Belgo Paper dans la vallée du Saint-Maurice, la Com- pagnie de pulpe de Chicoutimi et les établissements Price au Saguenay, projettent ou exécutent des agrandissements. Ces compagnies obtiennent de nouvelles concessions forestières, ce qui double la gravité du vieux conflit entre colons et marchands de bois. La colonisation fournit le cri de guerre, devient la question du jour. De tous côtés, on somme le gouvernement de choisir entre les mar- chands de bois et les colons, entre les compagnies et le peuple. Toute la politique économique du gouvernement provincial est en cause.

Il n'existait pas de grande association agricole. Les cercles fondés par Gigault s'habituaient à re- cevoir des subventions, à solliciter diverses mesures ou faveurs ministérielles. Ils négligeaient l'aspect éducatif de leur tâche. Il existait à Montréal une Société générale de Colonisation et de Rapatrie- ment, fondée sous l'inspiration du curé Labelle, et reconstituée en 1893 par le recorder de Monti- gny, sous le haut patronage conjoint de Mgr Fabre et du lieutenant-gouverneur Chapleau. La Société de Colonisation, présidée par J.-D. Rolland, groupait des avocats, des médecins, des prêtres et des journalistes de bonne volonté, qui n'avaient jamais défriché. Le gouvernement pro- vincial appointait son secrétaire, L.-E. Carufel. Jusqu'au congrès de novembre 1898, la Société avait obtenu un seul résultat positif : des réduc- tions de tarifs accordées aux colons par les com- pagnies de chemins de fer. Cependant les hommes politiques, entre autres l'ancien commissaire des Terres, Nantel, surveillaient ce centre éventuel d'influence. Des missionnaires colonisateurs à

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l'esprit combatif et au parler franc s'en mêlèrent aussi. Le congrès de 1898 fut le point de départ d'un mouvement, d'abord calme, mais bientôt sti- mulé par l'effervescence nationaliste et passionné par ses incidences politiques. Tardivel et l'abbé Dugas réclamèrent longtemps l'accomplissement des vœux du congrès. En 1903, Tardivel était presque épuisé, et ses filles écartaient le plus possi- ble les amis trop batailleurs. Mais Olivar Asselin. Orner Héroux et d'autres jeunes gens de la Ligue Nationaliste, entrèrent dans la Société de Coloni- sation et la travaillèrent à la manière d'un ferment. Voilà la Société de Colonisation de Montréal en- traînée dans l'agitation qu'elle avait involontaire- ment déclenchée. Elle invita Parent et Gouin à l'assemblée publique convoquée, le 7 octobre, pour la lecture des rapports annuels. Le premier ministre s'abstint, comme d'habitude, faute d'élo- quence: le ministre de la Colonisation vint, s'at- tendant à écouter des choses désagréables et pré- parant une mise au point.

En effet, les rapports des directeurs et du se- crétaire ne furent pas tendres pour les pouvoirs publics, qui laissaient la Société à ses seules res- sources. Quelques députés reçurent des mentions honorables ; au premier chef, Charles-Bautrom Major, député provincial du comté d'Ottawa, et Henri Bourassa, député fédéral de Labelle, qui avaient obtenu pour les colons de leur comté des avantages pratiques : écoles, beurreries, fromage- ries, quais, services postaux, chemins, arpentages, et surtout le prolongement du "Chemin de fer de colonisation du Nord", de Labelle au Nomi- ningue. Au-dessous de ces ex-aequo venaient, sur le palmarès, Nantel et Prévost, de Terrebonne; Lemieux et Marcil, de Gaspésie ; Girard et Tessier, du Lac-Saint-Jean : Chicoyne, de Wolfe, Tellier, de Joliette. Mais:

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"Mais la médaille a des revers... Il reste, dans les loi3 qui régissent l'administration des Terres de la Cou- ronne chez nous, et dans les règlements qui servent à appliquer ces lois, bien des sujets de plainte pour les colons et leurs amis...1'

La Société rappela et renouvela les vœux de son congrès de 1898 : voies ferrées ; distribution rationnelle des crédits ; arpentages ; confection de chemins ; guerre à l'accaparement ; protection des forêts contre l'exploitation intensive ; écoles dans les centres de colonisation ; rapatriement ; con- cours du pouvoir fédéral.

Gouin livra la réponse préparée, énumerant les initiatives du gouvernement provincial, mettant en garde contre "les accusations injustes, les re- présentations souvent malveillantes, le pessimisme qui, pour n'être pas calculé peut-être, est certaine- ment bien mal inspiré".

Depuis 1897, dit le ministre, le gouvernement a ouvert 658 milles de chemins de colonisation, réparé 1.040 milles, achevé 2.086 milles; il a jeté des ponts, en fer ou en bois, sur de simples cours d'eau ou de larges rivières, sur une longueur de 85.267 pieds.

Reste les "limites"... On se trompe si l'on croit que le gouvernement ne cède pas ou presque pas de lots pour la colonisation... Durant les quinze mois terminés le 30 septembre 1902, il a octroyé 1386 patentes, comprenant 144.781 acres ; durant la période correspondante terminée le 30 septembre 1903, il a octroyé 1384 patentes comprenant 153.077 acres. Ce sont les chiffres les plus élevés depuis la Confédération. Neuf cents soixante dix-sept colons passés par le bu- reau de Montréal se sont établis en 1902 ; et mille cinq en 1903. L'année en cours est donc la plus fructueuse de nos annales, au point de vue colo- nisation.

Gouin commençait ses discours en hésitant, en

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tâtonnant, mais il s'échauffait vite, servi par sa mémoire, pour atteindre une certaine éloquence. Sa réponse prit des allures de mercuriale. Le mi- nistre feignit de comprendre que la Société de- mandait des subsides pour distribuer des dividen- des. Il rappela au secrétaire de la Société son état de fonctionnaire provincial. Mais l'assemblée accepta mal la semonce. Olivar Asselin et Orner Héroux posèrent des questions, demandèrent des précisions. Asselin, ex-secrétaire de Gouin, était bien placé pour connaître les points sensibles. Sa jeunesse et son air de fouine accentuaient l'im- pertinence de l'interrogatoire adressé à son ancien patron. Gouin montra son impatience. Cepen- dant il dut encore entendre un réquisitoire du député Major contre les marchands de bois. Major nie qu'on puisse être à la fois l'ami des colons et l'ami des marchands de bois ; il somme la Légis- lature et le gouvernement provincial d'opter pour les uns ou pour les autres.

Mauvaise journée pour le gouvernement de Québec. Parent. Turgeon et Gouin mirent tout en œuvre pour en effacer les effets. Le Canada du 13 octobre exposa tout ce que le gouvernement avait accompli pour la colonisation "selon les moyens pécuniaires et les pouvoirs dont il dispose". Puis, le 28, Turgeon, ministre de l'Agriculture, et Gouin, ministre de la Colonisation, défendirent encore la politique de colonisation du gouverne- ment devant le Club libéral de la partie est de Montréal.

Il existait aussi une Commission de colonisa- tion, nommée par le gouvernement sous la pres- sion publique, et qui ne faisait guère que des enquêtes partielles et des rapports sans suite. Or la Commission de colonisation comprenait un membre très indépendant, de fortune et de carac- tère. George-Washington Stephens, à l'esprit cri-

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tique hypertrophié. Placé là, en principe, pour représenter l'élément capitaliste, Stephens était ca- pable d'embardées surprenantes. Ce libéral atta- quait, comme Lebeuf et souvent en liaison avec lui, les libéraux jugés indélicats. Préfontaine et Rainville, si malmenés par lui pendant leur gestion municipale, avertirent Parent : "Stephens se re- tournera contre vous, s'il découvre ou croit dé- couvrir des irrégularités dans la politique de colo- nisation." Le gouvernement provincial profita de la mort du juge Bourgeois pour reformer la Com- mission, sans Stephens. Sur la suggestion de Laurier, Parent confia la présidence au sénateur Legris, ancien député de Maskinongé, ancien cul- tivateur resté très au courant des questions agri- coles.

Bourassa, député de Labelle, accueillit sans enthousiasme la nomination du sénateur Legris à la présidence de la Commission. Il craignait que ce cultivateur d'une paroisse riche ne sous-évaluât les difficultés, la peine immense des colons. Ce- pendant J.-H. Legris ne manquerait ni de com- pétence ni de caractère. L'affaire Riel avait conduit ce conservateur national, en même temps que plu- sieurs autres, au parti libéral. C'était un batailleur, un "engueuleur", efficace dans les assemblées con- tradictoires. Les habitants l'appelaient "une grand'hache". Les adversaires craignaient cet acharné qui se 'renseignait sur leurs points faibles et les ridiculisait, les déchiquetait, les écrasait en public. Tenant la municipalité de Louiseville dans le creux de sa main, Legris avait rendu des services au parti, converti un comté autrefois très conservateur, et remporté, entre autres, une vic- toire sur sir A. -P. Caron. Ce qui ne l'empêchait pas de manifester, à l'occasion, une tendance "na- tionale" et un caractère indépendant : il avait voté pour la motion Bourassa, aux Communes, pen-

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dant la guerre du Transvaal. Legris avait du mérite et du jugement, et prenait ses décisions en connaissance de cause : mais, la décision prise, il n'en démordait pas. Un anticléricalisme récent et tout particulier complétait le personnage. Un de ses fils avait été corrigé par un Oblat, à l'Univer- sité d'Ottawa. Legris intente un procès, le perd, et englobe dans son ressentiment non pas la reli- gion, mais le clergé tout entier. Il suit régulière- ment la messe, mais assiste à la quête, debout et raide, les bras croisés, refusant de donner un sou. Au conseil de ville, il contrecarre toutes les requêtes du curé. Le cabinet Parent confiait la Commission de colonisation à un ami politique, certes, mais non pas à une créature.

Le gouvernement craignait une intervention de Bourassa, familier des problèmes de colonisation et, croyait-on, inspirateur d'Asselin et Héroux. Il fallait élever des défenses d'autant plus solides que, dans le camp adverse, Pelletier et Casgrain avaient réussi à réconcilier, au moins officiellement, Monk et Tarte. Le 10 novembre, une visite de Borden à Montréal fournit l'occasion d'une grande assemblée au Monument National. Autour du chef de l'opposition fédérale : Casgrain, Pelletier et Leblanc, batailleurs, Tarte, agité, Monk, pen- ché, et Taillon, branlant sa longue barbe. C'est Tarte qui parla le plus longtemps, surmontant les interruptions. Après la séance, les étudiants se rendirent devant l'Université Laval, ils se di- visèrent en deux groupes, les "rouges" qui enton- nèrent la Marseillaise, les bleus qui répondirent par un Libéra aux intonations lugubres.

Histoire de la Province de Québec XI.

66 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Bourassa était en plein élan. Une "Association Continentale", fondée à Toronto pour étudier les questions politiques dans un esprit large, l'avait invité en Ontario. Bourassa, sans hésiter, accepta de parler le 9 novembre sur "Le loyalisme des Canadiens français". Sa venue à Toronto fut l'événement du jour. On l'interviouva. Goldwin Smith le reçut à la Grange. Goldwin Smith était un causeur, au sens français, à la conversation limpide, comme son style. Il évoquait des person- nages anglais, français et américains qu'il avait connus : Gladstone, Edouard VII, Disraeli, Na- poléon III, Louis Blanc, le général Grant. Andrew Carnegie. Bourassa passa presque une nuit dans la bibliothèque de la Grange.

Goldwin Smith était un réformiste, à vrai dire un indépendant, et ses vues s'accordaient à celles de Bourassa sur les points essentiels. Les conser- vateurs manifestèrent autant de courtoisie, et de curiosité, à l'égard du Canadien français remueur d'idées. Il faut connaître les idées de M. Bourassa, dit le News, si éloignées qu'elles soient des idées dominant en Ontario, car cet homme cultivé "ayant plus de stabilité que M. Tarte, plus de caractère que Mercier", interprète les sentiments de sa province et y jouera sans aucun doute, avant longtemps, un rôle considérable. Une large ban- derole, portant le nom du conférencier, flotta en travers de la rue Yonge, principale artère de Toronto.

L'inspecteur d'écoles James L. Hughes, frère du colonel-député Sam Hughes et, comme lui, chef orangiste. présida la soirée. Une belle bro- chette de tories ontariens entoura le conférencier, sur l'estrade. Bourassa fut à la fois très courtois et très franc. Les Canadiens français, dit-il. con- naissent assez bien les Canadiens anglais, dont ils comprennent la langue et lisent les journaux. Mais

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les Canadiens anglais ne connaissent pas leurs compatriotes de langue française. Ils les assimilent à tort aux Français de France. Les Canadiens français sont très différents des Français ; malgré quoi on ne peut leur demander de nourrir pour l'Angleterre les mêmes sentiments qu'éprouvent les Canadiens de sang anglais. Les Canadiens français sont essentiellement et exclusivement ca- nadiens. Ils envisagent tous les problèmes au point de vue du Canada. C'est pourquoi ils sont, avec raison, anti-impérialistes.

Qu'on ne s'y trompe pas, dit encore Bourassa. Les Canadiens français, encouragés dans cete voie par leur clergé, ont à maintes reprises prouvé leur loyalisme. La différence entre le loyalisme de cer- tains Anglo-Canadiens et celui des Canadiens français est que le premier s'exprime volontiers ainsi : "Le Roi et le Pays", et le second s'exprime ainsi : "Le Pays et le Roi."

Quelqu'un dans l'assistance : "Ce n'est pas sot !"

Il n'est pas sot, se dirent les Anglais. Quant à Bourassa, à mesure qu'il sent la partie gagnée, ses yeux prennent plus d'éclat, son assurance s'af- firme. Il aborde les questions militaires et diplo- matiques : Il n'est ni sage ni patriotique d'en- voyer les hommes dont nous avons tant besoin se battre en terre étrangère. De même, c'est aux Canadiens à gouverner le Canada, à négocier les traités du Canada. "Que chacun s'occupe de ses affaires", dit Boura-ssa, songeant à lord Minto. Et il conclut en conseillant à ses auditeurs de chercher à mieux connaître les Canadiens français.

Bourassa révélait aux Anglais sa doctrine, le plus souvent déformée, et beaucoup plus canadien- ne que canadienne-française. C'était, en somme, la doctrine exposée par Tarte, dans une longue lettre à Willison, après les élections fédérales de

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1900.1 Bourassa demandait à ses auditeurs de comprendre les Canadiens français, comme Tarte l'avait demandé à son correspondant. Ils leur demandaient l'impossible. Bourassa lui-même, à l'opposé du caractère anglais, était typiquement français plus français que le Canadien moyen par son goût de l'étude et des idées générales, ses rappels de principes, sa logique, ses grandes synthèses historiques. Les Anglais ne suivent cette méthode ni dans leurs tribunaux, la jurispru- dence prime les syllogismes, ni dans leurs Parle- ments, ni dans les discussions privées. Ils ne se laissèrent pas convaincre par Bourassa, mais sé- duire. Ou plutôt Bourassa. comme Tarte mais avec plus de moyens oratoires, s'imposait à eux par sa franchise totale, presque agressive, presque brutale arrêtée juste au point elle eût dé- passé les bornes. En venant leur présenter, dans la ville sainte de Toronto, son exigence d'un respect mutuel dans la franchise, il accomplissait une sorte d'exploit sportif, et c'est ce qu'ils ap- préciaient surtout. "Qu'il ait tort ou raison", dit le Toronto Saturday Night, "il a le courage de ses convictions". Bourassa remporta un succès très vif, et s'illusionna peut-être sur les conversions opérées. Il donna encore une conférence sur l'es- prit de la constitution de 1867, à Woodstock.

Dans la province de Québec, la presse divulgua les succès ontariens de Bourassa. Et d'autant plus qu'il devait parler à Montréal le dimanche suivant, 15 novembre, dans une réunion convoquée par la Ligue Nationaliste, à l'occasion du passage de Charles Ramsay Devlin.

L'Irlandais Devlin, au Canada, neveu par alliance du recorder de Montigny (et donc cousin,

1. Histoire de la Province de Québec, Vol. IX, p. 262.

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par alliance, de Louvigny de Montigny) , avait été député fédéral du comté d'Ottawa. Il était adroit et cultivé, flatteur et charmeur. En 1896, Devlin et Bourassa se partagent le comté d'Ottawa, divisé en Wright et Labelle. Devlin garde Wright ; Bourassa prend Labelle. Mais l'année suivante, Devlin démissionne pour aller militer dans l'Ir- lande de ses ancêtres. Sa séduction agit là-bas comme ici ; l'ancien député canadien devient dé- puté de Galway aux Communes d'Angleterre. En 1903, il rentre au Canada, à la fois pour intéresser les Canadiens au sort des Irlandais et pour pro- poser Galway comme tête de ligne du prochain "service rapide" transatlantique.

Les Irlandais du Canada fêtèrent le député de Galway. Ils lui préparèrent une fête à Bucking- ham. dans son ancien comté. Les organisateurs invitant des parlementaires et autres personnages, Devlin suggéra le nom de son ami Bourassa. Or Bourassa, distribuant à chacun sa leçon, avait dit, avec quelque vivacité, que si les Irlandais rendaient aux Canadiens français leurs bonnes dispositions, les deux races catholiques pourraient jouer un grand rôle au Canada, pour leur bien commun. Le True Witness, le journal irlandais de Montréal, vit dans cette réflexion une attaque contre la race irlandaise. Bourassa s'expliqua dans plusieurs let- tres au True Witness ; mais les explications de Bourassa ne ressemblent jamais à des excuses. Les Irlandais restèrent fâchés. L'Order of Hibernians, société organisatrice de la fête Devlin, refusa d'in- viter Bourassa. Devlin refusa de venir sans Bou- rassa. La fête, prévue pour le 8 octobre, fut décommandée.

La Ligue Nationaliste releva l'affaire en orga- nisant à Montréal, pour le 1 5 novembre, une soi- rée Devlin à laquelle participerait Bourassa. Ce serait essentiellement une manifestation pro-irlan- daise, ce qui, dans l'esprit des jeunes nationalistes.

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signifiait une manifestation antianglaise. Car nous avons déjà signalé l'équivoque méconnue ou ac- ceptée par Bourassa, qui prêchait un patriotisme canadien les textes sont formels mais dont les disciples faisaient, pour beaucoup, du patrio- tisme canadien-français.

Les étudiants et la grande foule se retrouvèrent au Monument National le 1 5 novembre. Asselin rappela brièvement le but de l'assemblée : honorer le talent et le courage moral, témoigner de l'ad- miration à un petit peuple en lutte pour sa liberté constitutionnelle.

Très agréable à entendre, avec ou malgré son accent, Devlin parla en français. Il ne déçut pas les jeunes gens, qui souhaitaient des paroles osées :

"Nous combattons pour obtenir les droits dont vous jouissez. Ces droits, cette liberté, vous ont été obte- nus par vos patriotes, par vos martyrs. Chez nous aussi, ils seront obtenus par les patriotes, au besoin par les martyrs. Mon prédécesseur au siège de Galway est en prison ; et cette perspective nous attend. Je vous dirai franchement que mon ami Bourassa aurait connu depuis longtemps le régime cellulaire s'il était dans mon pays, et s'il s'avisait de parler en public comme il le fait au Canada. Et sir Wilfrid Laurier lui-même courrait grand risque de se voir appréhender comme un vulgaire malfaiteur, s'il s'avisait de pronon- cer en Irlande un discours comme celui qu'il a prononcé récemment sur la question de l'Alaska."

Devlin parla contre l'impérialisme contre Chamberlain, naturellement. Il blâma la guerre sud-africaine, impopulaire en Irlande. Il exoosa le programme du parti irlandais et ses espoirs d'au- tonomie : "Je suis député de Galway au Parlement anglais ; je ne m'en vante pas : mais combien je me vanterais d'avoir l'honneur d'être député à un Parlement irlandais! Nous attendons toujours l'heure de la délivrance finale."

Devlin fit encore ressortir les similitudes entre l'histoire et la situation du peuple irlandais et

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celles du peuple canadien-français. Et il adjura les Canadiens des deux origines de rester unis.

L.-A. Chauvin, ex-député de Terrebonne, parla ensuite. Puis Bourassa prononça une vibrante al- locution. Il fit l'éloge du député de Galway, an- cien député canadien du comté voisin du sien. Il décrivit l'Irlande, qu'il avait visitée :

"J'ai vu l'Irlande et ses belles campagnes, et j'ai été attristé. Il n'y a ni liberté, ni richesse. Dans les villages composés de quelques chaumières, au plan- cher de le^je battue, il y a une pauvre église et pas d'école. Au milieu, on voit une belle maison à deux étages, celle de la police.

"Là la maison de la police domine l'église et la chaumière, le peuple ne peut être heureux ; il ne le sera que le jour les rôles seront renversés."

Si je suis venu parler de l'Irlande, conclut Bourassa, c'est que toutes les colonies sont soli- daires ; les Canadiens ont le droit et le devoir de demander la liberté pour l'Irlande.

Le Dr Guerin, représentant des Irlandais dans le cabinet provincial, termina la séance en regret- tant les malentendus entre Canadiens d'origine française et irlandaise. L'importance de cette journée fut peut-être moins dans la réception faite au député de Galway que dans la nouvelle mani- festation de Bourassa, huit jours après son succès de Toronto.

Le député de Labelle apparaissait non seulement comme l'homme du jour, mais comme l'homme de demain. Bien des choses pourraient dépendre de son attitude et il n'était pas influençable ! Complètement réconcilié avec Laurier, il venait de lui rendre, coup sur coup, trois services, en secouant le général Dundonald, en aplatissant Tarte, et en réclamant la liberté du Canada en matière de traités commerciaux. Cette dernière ré- clamation frayait la voie au premier ministre. Laurier prévoyait encore une circonstance impor-

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tante Bourassa l'intransigeance de Bou- rassa lui serait utile. Mais tous les libéraux ne connaissaient pas les projets de Laurier. Et surtout, les ministres provinciaux redoutaient une incursion de Bourassa sur le terrain brûlant de la colonisation.

Sous les attaques inlassables de Louis-Philippe Pelletier, de L'Evénement et du Journal, auxquels la Patrie s'était jointe, auxquels la Ligue Natio- naliste, la Société de Colonisation et d'autres étaient à la veille de se joindre, Parent faiblissait, malgré son imposante majorité parlementaire. Ses adversaires utilisaient les révélations d'Ottawa sur le piètre état de la Compagnie du Pont. William Price lui gardait rancune de sa défection dans l'af- faire du Trans-Canada. Et la campagne relative à la colonisation s'intensifiait malgré le tir de barrage immédiatement déclenché par Turgeon et Gouin. Des députés ministériels, à l'exemple de Major, élevaient des critiques. Maurice Perrault, député provincial de Chambly, Ernest Roy, dé- puté provincial de Montmagny, ne cachaient pas leurs sympathies pour le programme de la Ligue Nationaliste. Il y avait enfin les adversaires de la gestion municipale de Parent entre autres, le député libéral de Saint-Roch, J.-A. Lane. On trouvait louche l'exemption de taxes accordée, pour dix ans, par le maire et les échevins de Québec, au nouveau théâtre Auditorium, dont ils étaient actionnaires. On trouvait très élevé le "bonus" de $5.000 voté au maire par son conseil muni- cipal. Des mécontents, qui n'étaient pas tous du parti conservateur, renseignaient le journal de Pelletier et Landry.

Au sein même du ministère se reproduisaient les frictions prévues par Marchand. L'élément jeune, éloquent et batailleur du ministère, supportait sans patience la direction d'un administrateur, incapa- ble de haranguer les foules. D'après Turgeon et

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Gouin. la province ressentait la nostalgie de l'élo- quence. Il faut aux Canadiens français, disaient- ils, un chef éloquent. C'étaient toujours Gouin ou Turgeon, parfois Gouin et Turgeon, qui af- frontaient et mataient les auditoires rétifs. Des officieux conjecturèrent le départ de Parent : Laurier le nommerait membre, voire président, de la Commission des chemins de fer, dont la session fédérale avait décidé la création, et qui comporte- rait de jolies prébendes pour hommes politiques fatigués. Le successeur de Parent serait Horace Archambault, ou Turgeon, ou Gouin. De toute façon, dans le remaniement ministériel, Gouin re- mettrait le portefeuille de la Colonisation à Bou- rassa, ainsi neutralisé, au soulagement d'Ottawa et de Québec. Ceux qui souhaitent du "sang nou- veau", des concessions à l'opinion des jeunes et de l'éloquence ! seront satisfaits. La Ligue Nationaliste louangera forcément le ministère. Et si la colonisation ne marche pas mieux qu'aupa- ravant, Bourassa ne pourra s'en prendre qu'à lui- même. La Patrie du 19 novembre publia cet entrefilet:

"La présence du premier ministre à Montréal a re- mis en circulation beaucoup de rumeurs que nous avons mentionnées déjà,. On dit par exemple que M. Parent se retirera d'ici trois semaines, qu'il aura pour succes- seur M. Gouin, que M. Henri Bourassa fera partie de la nouvelle administration, etc., etc."

Et dans son article du même jour, Tarte, qui se piquait toujours de reconnaître la valeur et l'in- tégrité de celui qui l'avait "fessé", dit ceci:

"M. Bourassa entrera-t-il dans le cabinet de Qué- bec ?

"Il y a un assez fort mouvement dans cette direc- tion.

"Nous sommes loin de partager toutes les opinions du député de Labelle. Mais nous croyons être l'écho de l'opinion publique en disant que le remplacement de

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M. Parent par M. Bourassa au département des Terres de la Couronne serait accueilli avec faveur.

"M. Bourassa s'efforcerait de faire de la colonisa- tion."

La rumeur était consistante. Le même jour encore, la Presse insérait cet article de son corres- pondant de Québec :

"Depuis quelques jours, on parle beaucoup, dans les cercles politiques de Québec, de l entrée prochaine de M. Henri Bourassa dans l'arène provinciale. Un citoyen de Québec, très intime avec M. Bourassa, disait ces jours derniers à votre correspondant que le député de Labelle, sollicité par nombre d'amis de prendre cette décision, ne détesterait pas de mettre son incontes- table popularité au service d'un programme nettement nationaliste, comportant la conservation à la province de ses pouvoirs d'eau, l'inauguration d'une politique nouvelle de colonisation, et la réforme de notre sys- tème d'exploitation forestière. On désigne ouvertement quatre députés du district de Québec comme ayant déjà donné leur adhésion à ce programme."

Le "citoyen de Québec, très intime avec M. Bourassa", était Armand Lavergne, reçu avocat, et qui ouvrait son bureau dans la vieille capitale. ''Armand fait bien de se fixer à Québec", écrivit Laurier à Mme Lavergne ; "il ferait mieux de se fixer à Montréal, car il y a plus d'espace et plus d'avenir à Montréal. Mais s'il tient à Québec, certes, ce n'est pas moi qui l'en blâmerai. Il y trouvera assez d'espace pour arriver à tout, et je sais qu'il peut arriver à tout."3 Le très jeune avocat parlait tout de même un peu vite, un peu à l'étourdie. Bourassa ne confiait pas ses inten- tions. Mais le plan comptait âes partisans assez nombreux, mus, les uns par leur admiration pour Bourassa, les autres par le désir de le neutraliser. Jules Tessier, l'ancien Orateur de la Lénilative,

1. Lettre du 15 juillet 1903, figure dans des archives privées.

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devenu sénateur, présenta le plan à Laurier. Les stratèges provinciaux recouraient au prestigieux intermédiaire du premier ministre fédéral. Or celui-ci connaissait son "cher Henri" à l'égal de son "cher Armand" : une prière un peu accentuée eût attiré un refus. D'ailleurs, Laurier ne tenait pas au départ de Bourassa. Au cours de conver- sations, le premier ministre "mentionna" les ru- meurs courantes. Bourassa laissa entendre qu'il ne jouerait pas les otages. Rien de formel dans ces échanges de vues ; Laurier garda l'impression que Bourassa eût accepté à la condition de devenir premier ministre et de former l'administration à sa guise.1

Laurier n'insista point. D'ailleurs, la Ligue Nationaliste préparait une assemblée à Québec, Bourassa serait son porte-parole. Armand Laver- gne s'ennuyait dans son bureau fraîchement ta- pissé, encore peu fréquenté par la clientèle. Il avait tout le loisir de monter une grande machine.

1. Bourassa fit allusion à ces conversations dans la Patrie du 23 septembre 1907 : "Je puis bien rap- peler que durant l automne 1903, M. Laurier m'offrit à trois reprises d'entrer dans le cabinet Parent, avec promesse de succession prochaine. Je refusai." Weir, à la veille d'une assemblée contradictoire avec Bou- rassa, demanda par lettre à Laurier s'il pouvait dé- mentir. Laurier lui répondit (26 septembre 1907) : " A l'époque l'on était mécontent du gouvernement Parent, les deux parties m'approchèrent et me présen- tèrent des suggestions de toutes sortes. L'une d'elles était de faire entrer Bourassa dans l'administration. En conversation avec lui, je le lui mentionnai, mais je ne sais combien de fois. L'impression qui me reste à l'esprit est qu'il aurait accepté s'il avait été chargé de former l'administration lui-même. L'affaire n'a pas été plus loin ; et je n'ai certainement rien fait pour donner suite à ces conversations."

Lettre de Weir et copie de la réponse de Laurier, aux Archives publiques du Canada ; Laurier papers, dossier 3232.

76 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Au contraire de ce que dit Armand Lavergne dans ses souvenirs, écrits de mémoire à la veille de sa mort, ce n'est pas le parti libéral qui organisa l'assemblée du 8 décembre 1903. C'est la Ligue Nationaliste, dont Bourassa devait exposer le programme. Mais le programme de la Ligue coïn- cidait avec l'orthodoxie libérale du moment, sur le point essentiel de l'anti-impéralisme; et Bou- rassa, député libéral à Ottawa, était peut-être un futur ministre libéral à Québec. Enfin, la plupart des jeunes ligueurs entretenaient des relations de famille ou d'amitié dans le parti libéral à commencer par Armand Lavergne, fils d'un inti- me de Laurier et neveu d'un whip libéral. Sans donner l'estampille officielle à l'annonce de cette assemblée, le parti libéral l'accueillit avec faveur. Avec une faveur mêlée de prudentes réserves. Ainsi, le Soleil, du 27 novembre :

"Le succès obtenu par le député de Labelle dans l'Ontario est en quelque sorte un hommage direct à la politique de sir Wilfrid Laurier., et nous sommes très à l'aise pour souhaiter la bienvenue à M. Bourassa, à l'occasion du discours qu'il doit prononcer le 8 dé- cembre au soir, à la salle militaire de Québec, sous les auspices de la Ligue Nationaliste canadienne."

Le Soleil en profitait pour résumer le programme de la Ligue, assorti aux idées du parti libéral. N'est-ce pas Honoré Mercier qui a revendiqué avec le plus d'insistance une large autonomie pour les provinces ? N'est-ce pas sir Wilfrid Laurier qui est allé le plus loin dans la revendication d'une large autonomie canadienne, compatible avec le maintien du lien colonial ?

Ernest Roy, député provincial de Montmagny, libéral et "ami de la Ligue", dirigea l'organisation. On pria les maires et les curés de la région d'an- noncer l'assemblée. On obtint des taux d'excursion sur les chemins de fer convergeant vers Québec : Intercolonial, Québec et Lac-Saint-Jean, Grand-

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Tronc, Pacifique-Canadien. On invita les sociétés de Québec à se faire représenter. Le Soleil, répétant que le programme nationaliste et le programme libéral ne différaient en rien d'essentiel, engagea le peuple de Québec à se rendre en foule écouter Bourassa. L'Evénement et le Journal en conclu- rent trop vite que la Ligue Nationaliste était l'agent d'une faction libérale.

Les derniers jours, les préparatifs prirent encore de l'ampleur. Tout le monde s'en mit. sauf les conservateurs méfiants. Napoléon Drouin, proprié- taire de la Rock City Tobacco et rouge en politique, au point de déteindre assuma les frais d'impression de dix mille circulaires, distribuées à la porte des églises. Mgr Antoine Gauvreau, curé de Saint-Roch, avança de quelques minutes les exercices ordinaires de la retraite, pour libérer ses paroissiens à l'heure de l'assemblée. La veille du grand jour, le Soleil renouvela son "appel aux patriotes" ; l'entrée est gratuite et des sièges seront réservés aux dames.

Bourassa était descendu chez le sénateur Tessier

Jules Tessier, l'ancien compagnon de luttes de Turgeon et Dechène, l'un des libéraux les plus authentiques de tout le district de Québec. La "Gar- de indépendante Champlain" vint l'y chercher, avec fanfares et clairons. A son entrée dans la salle du Manège, la foule évaluée à six mille personnes

chanta "Vive la Canadienne". Sur l'estrade avaient pris place les sénateurs Pantaléon Pelletier et Jules Tessier, le conseiller législatif Némèsc Garneau, les députés fédéraux Lavergne et Rous- seau, les députés provinciaux C.-B. Major, Cyrille Delage et Alexandre Taschereau tous libéraux; puis Nazaire Levasseur, Ulric Barthe, Charles Lanctôt, C.-J. Magnan. Armand Laver- gne, Orner Héroux. Soit, à l'exception d'Orner Héroux, et à la rigueur de C.-J. Magnan, institu-

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tcur avant tout, un état-major de grande manifes- tation libérale.

Ernest Roy ouvrit l'assemblée, et présenta le petit-fils de Papineau. (A Québec, Bourassa était encore "le petit-fils de Papineau", ce qui l'agaçait un peu.) Ernest Roy était un assez joli garçon, parlant bien, ayant de l'initiative et le goût du panache ; il aimait et fréquentait les jeunes. Député libéral, associé d'Adélard Turgeon dans son étude, il inclinait vers les idées de la Ligue Nationaliste. On se demande, dit-il, dans l'intérêt de quel parti politique M. Bourassa est venu. Déplorable habi- tude de tout examiner à travers un prisme bleu ou rouge ! Deux partis politiques se disputent le pou- voir ; ils paraissent profondément divrés, bien qu'on ne trouve guère entre eux de grandes diffé- rences de principes. Et ces partis ont fait jusqu'à ce jour l'éducation populaire. Il en résulte de graves inconvénients ; et vous comprenez pour- quoi la Lieue Nationaliste s'en formée : vous comprenez pourquoi l'assemblée de ce soir n'e:t ni libérale ni conservatrice. Il s'agit d'étudier les ques- tions politiques en dehors des considérations de parti.

Asselin dit quelques mots sur les origines de la Ligue Nationaliste, dont le dénuté de Labelle ex- poserait le programme : "Après l'avoir entendu, vous jugerez si nous avons eu tort de lui confier notre cause, et s'il a eu tort de la prendre en mains."

Bourassa s'attacha tout de suite à montrer que la Ligue Nationaliste n'était ni une organisation ré- volutionnaire ni le prélude d'un mouvement de race. C'est comme Canadien, dit-il, et non pas seulement comme Canadien français, que je m'op- pose à l'impérialisme. On semble l'avoir compris à Toronto, j'ai fait applaud:r nos idées, parta- gées par plus d'un Ontarien. Nous ne tenons pas un langage révolutionnaire en demandant le droit, pour le Canada, de conclure ses propres traités, de

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diriger sa politique étrangère. Le premier ministre, qui eut le tort, en 1900, d'envoyer des contin- gents en Afrioue, comprend et adopte aujourd'hui ces principes. Nous avons blâmé sir Wilfrid en- voyant des troupes en Afrique ; nous applaudis- sons sir Wilfrid déclarant, au banquet des Cham- bres de commerce, que jamais le Canada, même pour sauver l'Emoire, ne sacrifiera un atome de son autonomie. Chaque fois qu'un homme d'Etat, anglais ou français, bleu ou rouge, sacrifiera les intérêts can^d'^ns aux intérêts anglais, nous le combattrons. Chaque fois qu'un homme d'Etat, français ou anglais, rouge ou bleu, fera valoir les droits du pays à l'autonomie absolue, nous l'ap- prouverons.

Après ce préambule, Bourassa divisa sa confé- rence en trois parties : La situation du Canada dans l'Empire L'organisation fédérative du Can?da I es problèmes économiques concernant particulièrement notre province.

Sur le oremier point, il est bien clair que la provînee de Québec ne veut pas de l'impérialisme politique et militaire. Bourassa se dit en mesure d'affirmer, d'après ses contacts réents à Wood- stock et à Toronto, que la majorité des Ontariens n'en veulent cas davantage. Reste l'impérialisme économique, dont lord Strathcona à oui nous payons $10,000 oar an pour nous représenter à Londres et lord Minto oui sort ainsi de son rôle constitutionnel se constituent les hérauts. Certaine école a entrerris de nous persuader que cet imnérialisme économique avantagerait la pro- vince de Ouébec, en particulier la classp accole. On nous dit : "La question est simple. M. Cham- berlain prooose d'au^mpnter le prix du blé. de la viande, du beurre et du fromage que nous vendons à l'Angleterre. Quel mal, ouel danger y a-t-il là- dedans ?" Il y a le danger d'aboutir à la fédération

80 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

impériale. Car, en échange de ses bons procédés, M. Chamberlain demandera des concessions aux colonies. A ce principe, nous opposons le principe contraire : l'autonomie absolue de la Grande- Bretagne et de chr.cune de ses colonies en matière de tarif et de commerce. Nous réclamons pour le Canada le droit de négocier et de conclure lui-même ses traités de commerce. Droit d'autant plus néces- saire que notre industrie grandit tous les jours, et que l'Angleterre sacrifie régulièrement les intérêts canadiens.

En second lieu, l'organisation fédérative du Ca- nada. Le ministre de la Colonisation, M. Gouin, a demandé avec éloquence l'augmentation du sub- side fédéral. Le régime financier imposé aux pro- vinces par les auteurs de la Confédération me paraît radicalement faux. Une organisation sociale ne doit pas puiser ses revenus ailleurs que dans les impôts dont elle frappe elle-même ses biens ou son travail. Je ne demande pas l'augmentation du subside fédéral. Je demande sa répartition équitable entre les provinces, selon leur population. Je demande aussi que l'Etat fédéral ne songe pas uniquement à la colonisation de l'Ouest, mais à celle des vieilles provinces. (Sous l'impulsion du ministre de l'In- térieur Sifton, l'immigration européenne au Cana- da déferlait, à destination de l'Ouest.) Les agents d'immigration de l'Etat fédéral en Europe de- vraient aussi diriger sur les provinces de l'Est de bons agriculteurs possédant quelques capitaux. Ces agriculteurs remplaceraient ceux des nôtres qui vont dans les régions nouvelles, le défrichement rebute les Européens : ils serviraient d'instructeurs à notre population agricole, trop routinière. Il faut encore que le Parlement fédéral vote, chaque année, les sommes nécessaires à l'exécution d'un plan de travaux de colonisation routes, voies ferrées. crc. préparé par le gouvernement de chaque province.

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Enfin la Ligue Nationaliste veut restreindre les appels judiciaires, dans les procès basés sur des lois provinciales, aux tribunaux de la province. Ne déférons à la Cour Suprême que l'interprétation des lois fédérales et les conflits entre citoyens de pro- vinces différentes.

Et voici la troisième partie du programme : les problèmes économiques de notre province. "Si l'on me demandait quel est le premier devoir du gouvernement de Québec, je répondrais : C'est de coloniser. Si l'on me demandait quel est le deuxiè- me devoir du gouvernement de Québec, je répon- drais encore : C'est de coloniser. Et si l'on me demandait quel est le troisième devoir du gouver- nement de Québec, je répondrais toujours : C'est de coloniser."

Nous vendons trop de limites, sans méthode. Et surtout, nous vendons trop de limites à des spéculateurs. Car le pire ennemi du colon n'est pas le marchand de bois, c'est le spéculateur, qui s'empare des lots de colonisation, les dépouille de leur bois et les abandonne. Modifions la loi. Obli- geons les industriels américains à transformer le bois sur place, à fonder des usines dans la province. Assurons enfin, par la location plutôt que par la vente, la mise en valeur, l'exploitation de toutes les sources d'énergie hydraulique, richesse nationale.

Ces idées étaient celles de l'opposition provin- ciale. Flynn. Pelletier, Chapais, L'Evénement, le Journal, la Patrie les avaient émises. Parent, Tur- geon et Gouin s'étaient appliqués à les réfuter. Les personnages officiels de l'estrade, qui applaudirent l'exposé anti-impérialiste de Bourassa, restèrent beaucoup plus froids pendant la fin de la confé- rence. Mais les étudiants suppléèrent à cette réserve. La séance levée, ils descendirent, musique en tête, jusqu'au monument de Champlain, au pied duquel Us chantèrent "O Canada".

82 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Cette conférence ne pouvait entièrement conve- nir à aucun parti. En Ontario, on se plaignit que Bourassa eût pris pour une adhésion à ses idées la courtoisie de ses auditeurs, l'accueil réservé à son talent. A Montréal, Tarte approuva les réfor- mes préconisées par Bourassa dans l'administration des terres et la colonisation, mais réfuta sa thèse sur les relations avec l'Angleterre et mit en garde contre l'idée d'indépendance. A Québec, les plus déçus furent les routes. L'éditorial du Soleil, au lendemain de la conférence, déchanta un peu. Bou- rassa était encore un "brillant apôtre", un "beau tribun" qui "produit les grands effets sans les chercher" et honore la race. Cependant il était aussi un de ces indépendants, de ces indisciplinés comme il est inévitable et peut-être utile qu'il en existe un tout petit nombre qui sèment la graine d'idées "nécessairement non encore pratiques ni mûres". Le nationalisme qu'il prêche "nous va d'autant mieux que c'est le chef libéral du Do- minion qui en a donné le signal", mais d'autres points appellent des réserves.

C'est surtout la partie de la conférence traitant des questions provinciales en particulier de la colonisation qui imposait ces réserves à l'organe libéral. Il y revint le surlendemain :

"L'hon. M. Parent, durant la dernière session, l'hon. M. Turgeon, plus récemment, ont traité cette même question à fond et d'une manière irréfutable. On pourrait se dispenser de revenir sempitemellement sur de vieilles théories, si victorieusement démolies. Le député de Labelle est animé de bonnes intentions- Un vins minutieux examen le convaincra qu'il est plus facile d'écrire une thèse sur le papier que de résoudre ces questions d'administration pratique."

L'intérêt porté à la colonisation était méritoire, dans une ville industrielle comme Montréal. (Le Pacifique-Canadien construisait alors, dans l'est

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de la ville, les dix bâtiments de ses énormes usines Àngus. 2) Pour beaucoup, à l'exemple de Bourassa, la colonisation, c'est l'aide urgente à porter au défricheur dont les enfants grandissent sans école et sans souliers. Mais chez certains, l'esprit d'oppo- sition stimule le zèle humanitaire. La colonisation, c'est une épine à enfoncer dans le flanc du gouver- nement. La Société de Colonisation tint son assem- blée annuelle, pour l'élection du bureau. Alfred Pelland, Orner Héroux, Olivar Asselin et Amédée Denault soulevèrent une discussion orageuse. Ils rerrochèrent à la société sa timidité, sa soumission à l'égard des gouvernements. Asselin se fit élire dans le nouveau bureau de direction.

Conservateurs et indépendants, tous ces critiques utilisaient la conférence de Bourassa. Le Soleil haussa le ton ; au bout de quelques jours, il engageait le public à ne pas s'emballer sur la "harangue" du député de Labelle. Il ne serait plus question d'offrir un portefeuille à Bourassa. L'ex- périence Tarte suffisait aux "vieux rouges".

Les officieux surveillaient d'autant plus ces in- cidents que l'on était ou l'on se croyait en période pré-électorale. L'année 1903 finit sans élections générales, mais un peu partout s'annon- cèrent les candidatures. Les deux députés du comté des Deux-Montagnes, Calixte Ethier (fédéral) et Hector Champagne (provincial) rendirent compte de leur conduite carlementaire dans une assemblée conjointe, à Saint-Eustache. Bourassa vint les appuyer. Il parla en franc partisan de Laurier. Il accomplissait cependant un geste spontané, et sans doute isolé ; le parti ne pouvait compter sur lui.

1. Du nom de Richard B. Angus, l'un des "ma- gnats" qui, siégeant à la fois au conseil d'administra- tion de la Banque de Montréal et du Pacifique-Cana- dien, contribuèrent à l'étroite liaison des deux grandes entreprises.

84 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Des libéraux voulaient le rappeler à la discipline, le mettre en demeure de jouer la règle du jeu la règle en vertu de laquelle tout ce que fait le parti est bien, tout ce que font les adversaires est mal. Laurier, plus habile, respectait l'indépendance de "son cher Bourassa". Il attendait seulement la première occasion pour aborder avec lui, en tête à tête, un aspect scabreux de la propagande natio- naliste.

Laurier s'inquiétait en effet du mouvement na- tionaliste, prêt à se transformer en mouvement séparatiste. Il craignait une réaction ontarienne à la veille des élections. On entendait réclamer, dans la province de Québec, un drapeau canadien- français. La Vérité adoptait cette idée. L'abbé F.-A. Baillargé, curé de Saint-Hubert, préconisait un drapeau "bleu azur, fleurdelysé, avec castor, feuilles d'érable et écusson de la province de Qué- bec". x Les jeunes gens groupés autour de Joseph Versailles optaient pour le drapeau "Carillon Sacré-Cœur". Ils avaient réuni, le 25 juin, autour de leur noyau montréalais, des délégués de Marie- ville, de Saint-Hyacinthe, de Nicolet, de Joliette, ces Trois-Rivières, de Rimouski et de Chicoutimi. Or ces jeunes gens se réunissaient au Collège Sainte- Marie, avec l'encouragement des Pères Jésuites et de Mgr Bruchési. Laurier intervint auprès de l'archevêque, qui persuada les jeunes gens de dé- placer leur but, de tendre à l'action catholique plus qu'à l'action nationale. Le mouvement lancé pour la diffusion du drapeau Carillon Sacré-Cœur se transforma en une organisation catholique de la jeunesse canadienne-française. Joseph Versailles et ses camarades s'assembleraient de nouveau en 1904, pour la préparation d'un congrès.

1. Abbé F.-A. Baillargé : "Le drapeau canadien- français" (Granger, Montréal, 1904).

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Laurier guettait l'occasion d'intervenir égale- ment, sans brusquerie, auprès de la Ligue Natio- naliste. L'occasion se présenta le jour de Noël. Le député de Labelle obtint pour le Dr T. -A. Brisson, agent général de la Société de Colonisation et de Rapatriement, une entrevue avec Laurier et le ministre de l'Intérieur Sifton. Bourassa et Bris- son firent doubler la subvention de la Société de $4,000 à $8,000. Ils firent promettre des maisons de refuge pour les colons nouvellement arrivés, des quais sur certains lacs. L'entrevue ter- minée. Laurier retint Bourassa. Le premier ministre admire le dévouement du député de Labelle en faveur des colons; il ne discute pas le programme de politique provinciale exposé à Québec : mais il s'inquiète des tendances antibritanniques de la Ligue Nationaliste. (Laurier savait à quoi s'en tenir, à cet éqard. sur les dispositions d'Armand Lavergne.) L'assemblée Devlin a déjà fourni aux étudiants, prompts à embrasser la cause des persé- cutés, l'occasion de consnuer l'Angleterre. La Ligue Nationaliste ne vise-t-elle pas à former un parti français ce qui provoquera une réaction onta- rienne, pendant la campagne électorale. "Qui a pu vous donner cette idée ? L'esprit de la Ligue Nationaliste est entièrement, exclusivement cana- dien", affirma Bourassa. C'était le soir de Noël. Laurier partait pour Arthabaska, et Bourassa, sans observer de trêve pour la période des fêtes, emme- nait le Dr Brisson et un ingénieur dans le comté de Labelle. afin de choisir l'emplacement des refuges rt des quais. Avant de quitter son bureau, Bourassa fit tenir à Laurier, par un messager, le programme de la Ligue Nationaliste, avec ce mot :

"Vous pourrez l'étudier dans l'atmosphère vivifiante d' Arthabaska. Je ne sais pas qui ou quoi a pu iw/s faire imaginer qu'il y avait un mouvement français ou anti-anglais. Je couvais presque ces jeunes gens, et je sais que leurs idées personnelles, comme la pensée

86 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

de leur ligue, sont essentiellement canadiennes. Si vous voulez trouver des francisants, c'est au "Cana'a:' qu'il faut les chercher. Et c'est précisément le "Canada" qui a fait la plus grise mine à la Ligue." 1

Mal convaincu, Laurier hésitait à ouvrir une campagne électorale s'opposeraient les deux races. Les députés passèrent les journées de fête dans leur comté, à sonder le terrain. Chez les conservateurs, Tarte intervenait dans le choix des candidats. Leblanc et lui convoquèrent une assem- blée au palais de Justice de Laprairie. Monet écrivit à Tarte qu'il viendrait à cette réunion, organisée dans son comté. Tarte répondit qu'il s'agissait d'une "affaire de famille", pour le choix d'un candidat conservateur, Monet ne pourrait être écouté, ni même reçu. Monet arriva le premier dans la salle, et, à titre d'électeur du comté, força la discussion. On reparla du libre-échange et de la protection, de la réciprocité avec les Etats-Unis (voulue par Monet) et de la préférence britan- nique (voulue par Tarte) . Les bleus ajournèrent le choix de leur candidat.

Tarte avait sans peine entraîné tout le parti conservateur dans la campagne protectionniste. Une nouvelle grève, suivie de lock-out, s'était produite dans l'industrie de la chaussure, à Québec, en novembre (l'arbitrage ne servait de rien). Vingt usines avaient fermé leurs portes. C'est la faute du tarif, dit la Patrie : mieux protégée contre la con- currence américaine, l'industrie de la chaussure sur- monterait les difficultés ; les industriels fabrique- raient en plus grande série, à meilleur marché, et paieraient mieux leurs ouvriers.

D'aucuns l'admettaient. Mais l'autre partie du programme de Tarte la préférence britanni- que — soulevait les méfiances exprimées par Bou-

1. Lettre aux Archives publiques du Canada (Lau- rier papers).

LE CONFLIT DU COLON ... 87

rassa dans sa conférence de Québec. Depuis l'ar- bitrage de l'Alaska, on entendait dire : "Nous n'avons rien à perdre à nous séparer de l'Angleterre, qui ne nous protège pas, qui sacrifie nos intérêts." Et c'est la Patrie, c'est Tarte qui mettait en garde :

"Notre conviction est qu'il ne coulerait pas beaucoup d'eau dans les fleuves avant que les Etats-Unis nous prennent à la gorge, si nous nous séparions de l'Angle- terre, et si cette dernière se désintéressait de notre sort."

III

TARTE CONTRE LAURIER

Tarte et Laurier manœuvrent l'un contre l'autre Première élection d'Armand Lavergne et d'Er- nest Lapointe Elections municipales à Mont- réal et à Québec L.-J. Forget, Herbert H oit et le trust des services publics La Presse contre le trust.

1904

Pendant cet hiver de 1903 à 1904, les plans de Laurier furent bouleversés par la faute du Grand-Tronc. La Compagnie, qui devait déposer en garantie cinq millions de dollars en argent ou en valeurs d'Etat, déposa cinq millions de ses propres obligations très bien cotées en Bourse, il est vrai. De plus, elle voulut faire garantir par l'Etat non plus 75 p. 100 mais la totalité de l'émission du Grand-Tronc-Pacifique. Des minis- tres parlèrent d'annuler le contrat et de faire construire le nouveau transcontinental par l'Etat d'un bout à l'autre, de Moncton au Pacifique. En fin de compte, ils se rangèrent à l'opinion de Lau- rier, acceptèrent les changements demandés. Mais

TARTE CONTRE LAURIER 89

il eût été dangereux de provoquer des élections là- dessus. L'opposition, tenue au courant, cria au coup monté, à la fraude. Dans la province de Québec, le Journal et L'Evénement dirent que le projet croulait misérablement. La Presse, il est vrai, soutenait la politique ferroviaire de Laurier. En vertu d'un accord verbal entre Berthiaume et Laurier, un ancien rédacteur de la Patrie, tout dévoué à Laurier, Thomas Côté, publiait, sans contrôle du patron, des articles politiques inspirés, presque dictés par le premier ministre. Côté habi- tait Ottawa, voyait Laurier deux ou trois foi§ par semaine, et exécutait ses directives. C'est dire si le journal populaire vantait le projet de trans- continental. Mais Lomer Gouin, bien accueilli dans les milieux de finance, et qu'un ami commun, très intime, reliait à Berthiaume, avertit Laurier que les conservateurs tournaient autour de Ber- thiaume, avec des "offres alléchantes" pour l'achat de la Presse. 1 Derrière Hugh Graham, tentateur en chef, se profilait l'ombre du Pacifique-Canadien, rival du Grand-Tronc. Le cabinet décida de reculer les élections générales, et de convoquer une session parlementaire au printemps, pour faire ratifier les changements.

Ayant du temps devant soi, Laurier fit quelques nominations et remaniements. Henry E. Emmer- son, ancien premier ministre du Nouveau-Bruns- wick, fut assermenté comme ministre des chemins de fer. Le révolté Blair se laissa passer des menottes dorées : la présidence de la Commission des che- mins de fer. Le commissaire canadien-français fut

1. Le premier avertissement de Lomer Gouin est une lettre du 24- septembre 1903. Elle figure au dos- sier 1718 des "Laurier papers", aux Archives publi- ques du Canada. On n'en a pas encore fait état, croyons-nous. C'est un document très curieux, étant donné la suite des événements.

90 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Esdras Bernicr, remplacé au ministère du Revenu de l'Intérieur par Louis-Philippe Brodeur. A son tour, Brodeur serait remplacé comme Orateur, à l'ouverture de la session, par Belcourt, député d'Ottawa. Enfin Madore, député d'Hocbelaga, et Carroll, solliciteur général, furent nommés juges. Laurier réservait une affection particulière à Car- roll, qui lui ressemblait assez, au physique et au moral, et qui, peu taillé pour la lutte, avait livré d'ardentes batailles. Dominique Monet espéra le poste de solliciteur général. Il l'eût occupé avec honneur. Et plusieurs de ses amis en parlèrent à Laurier. "Mais il s'est séparé de moi dans un moment difficile. Il jugeait que vous aviez tort. Eh bien, dit Laurier, en reprenant un mot de John MacDonald, c'est à ces moments-là que j'ai besoin de mes amis." A vrai dire, Laurier savait oublier ; il le prouverait, avant longtemps, en retenant Bourassa : mais il voulait remplacer Carroll par un autre de ses jeunes amis, Rodolphe Lemieux, plus souple, plus courtisan que Monet, et d'ailleurs instruit, agréable, dévoué.

Il y aurait donc sept élections partielles à tenir dans la province de Québec, avant la session, toutes dans des comtés sûrs : les deux nouveaux minis- tres devaient se faire réélire, Brodeur dans Rouville et Lemieux dans Gaspé : il faudrait remplacer Ber- nier dans Saint-Hyacinthe, Carroll dans Kamou- raska. Madore dans Hochelaga ; élire un succes- seur à Martineau, de Montmagny, décédé ; enfin, refaire l'élection annulée de Saint-Jacques de Montréal.

Presque en même temps se tiendraient les élec- tions municipales de Montréal, puis celles de Qué- bec, puis quatre élections provinciales partielles.

Les libéraux avaient un atout supplémentaire : la zizanie entre Monk et Tarte, le découragement de Monk. Avant les sept élections partielles, Monk

TARTE CONTRE LAURIER 91

voulut s'entendre avec Borden, sur la "plate- forme" à adopter. "Il faudra que je consulte M. Tarte", répondit Borden. Le député de Jacques- Cartier ne trouva pas un mot de réplique. Il partit, la tête inclinée sous un faix invisible, et, contraire- ment à son habitude, tout agité. Il relata l'incident à ses intimes, en répétant, comme une chose in- croyable : "Il m'a dit cela, à moi !" Monk voulait abandonner son poste de premier lieutenant de Borden.

Cependant une seule des sept élections fédérales s'annonçait disputée : celle de Saint-Jacques. Après de longs procès, les juges Tait et L.-O. Loranoer avaient invalidé l'élection de Joseph Brunet, cuisi- née par Tarte, en janvier 1902, au détriment de Bergeron. Les attendus étaient sévères falsifi- cation de registres et de bulletins de vote et Brunet, inéligible, se trouvait hors de jeu. Bergeron se présenta une fois de plus, pour reprendre la circonscription "volée". Or, Bergeron boudait Tarte, et s'était ouvertement réjoui de son écrase- ment historique par Bourassa. Sans doute deman- derait-il l'appui de M. Monk . . . Surprise : c'est Tarte qui ouvre la campagne de Bergeron, en com- pagnie de Taillon et de Leblanc, le 28 janvier.

Préfontaine et Gouin, grands organisateurs libé- raux pour le district de Montréal, vinrent présider la convention destinée à choisir un candidat. J.-A. Drouin, qui s'était effacé devant Brunet deux ans plus tôt, invoqua les promesses de Laurier ; mais des promesses sont-elles valables deux ans ? On lui préféra Honoré Gervais, professeur de droit à La- val, et qui possédait à la fois plus de valeur person- nelle et plus de relations influentes. Gervais était un libéral avancé, ami de Gouin et de Préfontaine, associé au barreau de Rainville et d'Horace Ar- chambault, bien décidé à réussir et bien armé pour la réussite. Dévoué à ses amis, Gervais avait aidé

92 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Gouin, en plusieurs circonstances et sous diverses formes, des conseils juridiques à l'organisation de banquets. Gouverneur de l'Ecole Polytechnique, professeur à la Faculté de Droit, féru des questions d'enseignement et partisan de la réforme scolaire. Gervais était, comme son ami Gouin, trop prudent pour adhérer à l'Emancipation ou à la Ligue de l'Enseignement. Les chefs conservateurs Tarte, Monk, Beaubien, Casgrain, Taillon et Leblanc soutenant Bergeron de toutes leurs forces, Laurier décida de venir lui-même soutenir son candidat. On lui prépara une grande assemblée au Monument National.

Laurier voulait aussi plaire à un élément de l'opinion un peu négligé et d'importance crois- sante : les jeunes. Il voulut avoir, parmi ses can- didats, deux jeunes avocats : Ernest Lapointe, dans Kamouraska, et Armand Lavergne, dans Mont- magny. Ernest Lapointe. Vingt-sept ans ; un colosse placide, aimé des "habitants" pour sa sim- plicité, son bon sens, et recommandé par Carroll, qui lui jugeait de l'étoffe. Armand Lavergne. Vingt-quatre ans à peine ; mais bien pris des épaules, le visage assuré, la contenance libre. Le fils de l'incomparable amie avec qui Laurier, depuis plus de vingt ans. n'a cessé de correspondre le fils de Laurier lui-même, hasardent les méchantes langues. L'insinuation des méchantes langues est sans doute une calomnie, mais Laurier évoque souvent ses premières années de mariage, de bar- reau et de politique, et la joyeuse société d'Artha- baska sur laquelle régnait la jolie, charmante et dépensière Mme Lavergne. Les galopins du village passaient en trombe, brandissant des épées de bois, cous la conduite d'Armand Lavergne. A vingt- quatre ans, Armand semble toujours brandir des éoées de bois. Député, il brillerait dans les tournois d'éloquence. Et Laurier compenserait ainsi la peine

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qu'il vient d'infliger à ses amis Lavergne. Depuis quelques mois, .Joseph Lavergne, juge à la Cour Supérieure, demande une promotion à la Cour d'Appel. Malgré l'insistance de Mme Lavergne, Laurier, par sagesse politique, refuse à son ami montréalais le poste qui doit revenir à un Québé- cois. — Vous voulez favoriser Choquette ou Le- mieux, dit Mme Lavergne, et la grande amie bou- de. 1 Or Laurier croit les électeurs de Montmagny plus dociles que les magistrats de Québec. L'élec- tion d'Armand sera, pour ses parents, une com- pensation magnifique. Et, par habileté supérieure. Laurier priera le juge Choquette, ancien député de Montmagny, d'aider Armand de son influence. Que les lecteurs difficiles ne fassent pas la petite bouche devant cet épisode de "petite histoire". La petite histoire éclaire et prépare la grande, surtout s'il s'agit, dans la province de Québec, de Laurier, Lavergne et Bourassa.

Car Lavergne consulta le député de Labelle, et accepta sur son conseil. Bourassa vint dans le comté Fitzpatrick, Louis-Philippe Brodeur et Onésiphore Talbot (l'entregent, la distinction, et la force) organisèrent la convention et l'élection. Lavergne, mis comme une carte de mode ce qui faisait sourire Bourassa, plus dédaigneux des appa- rences — prononçait des discours enflammés, élevés sur le plan lyrique. En même temps, Pantaléon Pelletier et Rodolphe Lemieux présidèrent au choix d'Ernest Lapointe, dans Kamouraska. Au contraire d'Armand Lavergne, Ernest Lapointe donnait l'impression d'un esprit positif, ruminant de sages décisions. Autour de lui, ses compagnons parais- saient des nains.

Le député provincial de Montmagny était Ernest

1. La correspondance, très active, relative à cette affaire, figure dans des archives privées.

»t

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Roy, qui avait présidé la récente assemblée de la Ligue Nationaliste à Québec. Il avait fondé, avec un associé, Arthur Normand, la Compagnie manu- facturière de Montmagny, la plus grosse industrie locale, l'on fabriquait chaudières et moteurs pour les beurreries et fromageries. La plus grosse influence, avec la sienne, était celle du juge Cho- quette, ancien député fédéral du comté. A la de- mande de Laurier, Cboquette s'employa en faveur d'Armand Laverçme. D'autres chefs libéraux, entre autres Cyrille Delage, député de Québec-Comté à la Législative, refusèrent d'appuyer Lavergne, qui avait prononcé des discours en faveur de leurs adversaires. Pour les "vrais rouges", en effet, Bou- rassa et son disciple Lavergne n'étaient pas francs du collier. Il fallait éviter une nouvelle expérience Tarte. Les "vrais rouges" dressèrent un plan : soumettre à la signature de Lavergne l'engagement d'approuver tous les actes, passés et futurs, du gouvernement libéral. a Mercier liait de cette ma- nière les nouveaux conseillers législatifs, ce qui fournit des précédents. Faute de signer cette for- mule, Lavergne sera privé du nerf de la guerre.

Ernest Roy, qui croyait concilier son dévoue- ment au parti libéral et sa sympathie pour la Ligue Nationaliste, se chargea de présenter le document à Lavergne. Celui-ci consulta encore une fois Bou- rassa l'homme libre qui avait renvoyé l'argent fourni à son insu par la caisse du parti, pour aider à son élection. "Ce n'est pas mon affaire", répondit sèchement Bourassa. Lavergne mit le papier dans sa poche, et dit à Ernest Roy : "Je n'ai pas l'intention de signer, mais je ferai l'élection sur ce document. Avec ce papier, je n'ai pas besoin de fonds."

1. Armand Lavergne : Trente ans de vie nationale. Correctifs apportés par P.- A. Choquette : Un demi- siècle de vie politique.

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Les chefs du parti n'en revenaient pas. Surprise. Scandale. Bourassa. fier de son disciple, partit pour Ottawa et vit Laurier.

Ainsi Armand Lavergne. imposé par Laurier aux libéraux de Montmagnv, consultait, non pas Laurier, mais Bourassa. En Chambre, il se condui- rait en lieutenant de Bourassa. Seul, dans le parti libéral, Laurier refusa de s'en scandaliser. Il n'aimait pas seulement Bourassa et Lavergne, pleins de talent et pleins de feu : il les admirait secrète- ment, îl vit la faute commise en traitant ces jeunes hommes d'élite comme de vulgaires politiciens de comté : ceux-là devaient être liés non par des chèques et des reçus, mais par le prestige et l'amitié d'un chef égal en talent, supérieur en expérience, et qui respecte leur personnalité. Lavergne fut accepté comme candidat libéral, libre de tout enga- gement.

Quels caractères indépendants tout de même ! Au moment même Laurier leur accorde son appui sans conditions, Bourassa lui récrit pour le prier pour le sommer de raopeler à l'ordre lord Strathcona, haut commissaire du Canada, qui se constitue, en Angleterre, "l'instrument ou l'al- lié" d'un parti politique, celui de Chamberlain. Rappeler à l'ordre lord Strathcona, le magnat du Pacifique ! Le déouté de Labelle ne doute de rien ! Bourassa s'incjuiète encore de la présence de sir Frederick Borden. ministre de la Milice du Canada, au Comité de défense impériale, à Londres :

"Lorsque je vous ai parlé de la nomination de sir Frederick Borden au Comité de défense, vous m'avez exprimé l'opinion que ce comité était une organisation sans importance, dans le genre de la Navy League. Nous avons maintenant la preuve que ce comité est un corps politique possédant des attributions très im- portantes. Vous avez sans doute lu les déclarations de Balfour, d' Asquiih. et les commentaires des jour- naux analais à ce sujet. De quel droit notre ministre de la Milice accepte-t-il de siéger sur ce comité sans

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l'autorisation du cabinet dont il fait partie et du parlement canadien ?"

Laurier répondit patiemment, s'expliqua. Nous en reparlerons, dit-il, selon son habitude. Je pour- rai vous convaincre que vous faites fausse route. Et d'ajouter : "En attendant, faites élire votre disciple. Bien qu'arrivé en Chambre sous vos aus- pices, il va être 'another thorn in the flesh' ". 1 Cette lettre en poche, Bourassa revint à Mont- magny. Louis-Philippe Pelletier critiquait âpre- ment Laurier, au Cap-Saint-Ignace. Bourassa saute en traîneau, traverse une épaisse poudrerie, inter- vient à l'assemblée, foudroie le censeur du premier ministre.

Le jour Bourassa le défendait victorieusement contre Pelletier (7 février 1904), Laurier tint sa grande assemblée au Monument National. Il vint accompagné par Sydney Fisher, Raymond Préfon- taine, Louis-Philippe Brodeur et Rodolphe Le- mieux tous les ministres fédéraux de la province, sauf Fitzpatrick, qui surveillait les élections dans le district de Québec. Il y avait aussi Lomer Gouin, les sénateurs Béique, J.-P.-B. Casgrain, Cloran, Dandurand, force députés, et les candidats du district de Montréal : Honoré Gervais, candidat dans Saint-Jacques, L.-A. Rivet, candidat dans Hochelaga, J.-B. Blanchet, candidat à Saint- Hyacinthe.

Tarte avait dit, en présentant Bergeron : "Il ne suffit pas de dire que tout va bien ; il faut se demander si ça ne pourrait pas aller mieux." Laurier partit de pour répliquer :

"Nos premiers parents étaient heureux. Survint le tentateur qui leur tint à peu près le même langage que vous tient M. Tarte. Ils ont écouté ses conseils.

1. Lettre d'Henri Bourassa (4 février), et copie de la réponse de Laurier (5 février), aux Archives pu- bliques du Canada ; Laurier papers, dossier 1366.

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Et la conséquence a été qu'au lieu d'aller mieux, c'a été infiniment plus mal.

"Eh bien, messieurs, à voir ce, qui se passe au- jourd'hui, il est évident que le diable n'est pas mort. Le diable parcourt les rues de Montréal. Il prend tan- tôt la forme joviale de mon ami M. Bergeron, tantôt la forme plus nerveuse de mon ex-collègue M. Tarte, tantôt, plus rarement, la forme solennelle de M. Monk..."

Laurier passa en revue les résultats de son admi- nistration, les progrès des dernières années, pour conclure : "Et l'on vient vous dire : Voyons si ça ne pourrait pas aller mieux !" Dans un avenir prochain, le Transcontinental "ouvrira un nou- veau territoire tributaire du Saint-Laurent, créera une nouvelle province de Québec au delà des Lau- rentides, avec des terres arables, des terres forestières et des pouvoirs d'eau en quantité illimitée". Sous la parole du magicien se dessinaient les terres arables, les terres forestières, les pouvoirs d'eau, toute une nouvelle et fabuleuse province de Québec.

Honoré Gervais, le plus en vue des candidats montréalais, fit l'éloge du parti libéral et de son chef. Une idée favorite de Gervais, professeur de droit, était l'indépendance constitutionnelle du Dominion, à conquérir graduellement. Il souhaitait la nomination de consuls canadiens à l'étranger. Il dit, au Monument National : "Ce sera l'impé- rissable gloire de sir Wilfrid d'avoir préparé le Canada, par un enrichissement subit, à une plus grande indépendance politique."

Les éloges de Gervais étaient superflus. Laurier avait paru ; Laurier avait parlé ; et toute appa- rition de Laurier mettait la foule canadienne- française en transe. Sa présence suffisait à déclencher un de ces phénomènes d'ambiance irrésistibles les plus réfractaires perdent leur sang-froid. Pour quelques paroles, un coup de chapeau, une poignée de main, des adolescents, des adultes mêmes se

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donnaient à lui, à jamais. Tarte, le lendemain, était obligé 'de rappeler : "Laurier est un homme . . ."

Pour ne pas souligner ses évolutions trop fré- quentes, Tarte, qui se disait naguère "partisan de Laurier" plutôt que libéral, se disait maintenant "protectionniste" plutôt que conservateur. Il avait confiance en l'étiquette protectionniste surtout dans les districts industriels et sur son conseil les candidats bleus, à ces élections partielles, s'inti- tulèrent "protectionnistes" plutôt que "conserva- teurs". Cela ne plut guère à Monk et à de vieux conservateurs ; mais Tarte éclipsait Monk ; c'est Tarte qui organisait les deux élections montréalai- ses, celle de Saint-Jacques et celle d'Hocbelaga ; et Bergeron lui-même, assez vigoureux et expérimenté pour se conduire tout seul, subissait l'influence de Tarte. La Patrie parlait toujours de Borden et Tarte (en oubliant Monk) comme elle avait parlé de Laurier et Tarte. C'est bien Tarte qui parais- sait le chef ; on le voua au mépris public dans les assemblées libérales comme, aux élections précé- dentes, dans les assemblées conservatrices.

Les deux ministres, Brodeur et Lemieux, furent réélus par acclamation. Ernest Lapointe fut aussi élu par acclamation, à 27 ans. Lavergne fut élu sans peine à Montmagny, à 24 ans ; et les libéraux gardèrent aussi les autres comtés (16 février 1904). Des victoires conservatrices dans les deux divisions montréalaises eussent consacré Tarte dans le rôle de chef et peut-être modifié l'histoire du parti conservateur dans la province. Le double échec d'Hochelaga et de Saint-Jacques atteignait les ambitions de Tarte. Le Soleil conclut :

"M. Bergeron a été battu. M. Rousseau a été battu. M. Taché a été battu. M. Bernard a été battu. Mais c'est surtout M. Tarte qui a été écrasé."

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A regarder de près, cependant, la majorité libé- rale de Saint-Jacques était réduite, de 1641 voix en 1900 à 636 en 1904 : celle d'Hochelaga, réduite de 635 à 300 malgré la pression exercée par la Compagnie du Grand-Tronc, aux ateliers de la Pointe-Saint-Charles, auprès de ses employés habi- tant la division. La majorité libérale de Saint- Hyacinthe tombait de onze cents à deux cents voix. Enfin, les élections partielles tenues le même jour dans d'autres provinces se soldaient, pour le gou- vernement, par la perte du siège de Blair, à Saint- Jean du Nouveau-Brunswick.

Tarte fit habilement ressortir tout le terrain gagné, en l'attribuant à la plate-forme protection- niste. D'autre part, il souligna les traits particuliers de l'élection de Montmagny. Il fut même le premier à pressentir la rupture de Bourassa et Lavergne avec Laurier et la formation d'un troisième parti. Il écrivit, dans la Patrie du 17 février :

"M. Lavergne est sans doute un libéral, mais c'est un libéral nationaliste. Il fait partie du comité exécutif de la Ligue Nationaliste Canadienne, dont M. Bourassa est l'âme dirigeante... C'est une espèce de troisième parti que M. Bourassa et le groupe de jeunes gens qui l'entourent ont résolu de fonder...

"Il n'y a pas de doute que M. Bourassa, renforcé de M. Lavergne et appuyé dans une certaine mesure par M. Monet, insistera, à la prochaine session, au- près du gouvernement, pour obtenir des déclarations sur les sujets importants mentionnés au programme de la Ligue."

Et, comme s'il connaissait, ou devinait, la cor- respondance échangée quinze jours plus tôt entre Laurier et Bourassa :

"Nous avons hâte de savoir comment le gouverne- ment expliquera à M. Bourassa et à M. Lavergne la présence de sir Frederick Borden au conseil du Co- mité de la défense impériale."

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Bref, annonçait Tarte : "La bataille ne fait que commencer." La bataille était en cours pour les élections municipales de Montréal et celles de Québec ; après quoi elle se poursuivrait pour quatre élections provinciales complémentaires.

Au contraire des grandes villes américaines, Montréal ne débattait pas ses élections municipales selon les lignes de démarcation politiques. Des clans appelés cliques par les adversaires , inféodés à des intérêts, se livraient une sorte de match, accompagné de paris. Et les gros parieurs déposaient leurs enjeux chez les Forget. Deux influences majeures s'exerçaient, celle du journal populaire la Presse et celle du quasi-monopole des services publics.

La Presse atteignait les 80,000 exemplaires de vente quotidienne. La Patrie, aussi bien étoffée, sinon mieux, n'en atteignait pas la moitié et son tirage paraissait déjà très beau. La Presse, la Patrie et le Star ne reculaient devant aucune sen- sation, des récits de crime aux images décolletées. L'école, la presse et le théâtre constituaient les trois gros soucis de Mqr Bruchési. archevêque de Mont- réal. Un journaliste de naissance française, Henri Bernard, s'était mis à dénoncer, dans des brochu- res lues au réfectoire de plusieurs communautés, "l'inspiration maçonnique" de la Ligue de l'En- seignement. Un incident alimenta cette campagne. Le conseiller d'Etat Louis Herbette. vice-président de l'Alliance française, et laïcisant notoire, fort suspect de franc-maçonnerie, recevait et pilotait les Canadiens de passage à Paris, au point d'être surnommé "l'Oncle des Canadiens". Louis Her- bette, à son tour, vint au Canada. Reçu à dîner chez Olivier Faucher, président de la Ligue de

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l'Enseignement, Herbette proposa l'affiliation de la Ligue canadienne à son homonyme française. Faucher ne répondit ni oui ni non. L'Onde des Canadiens pensa peut-être : "Qui ne dit mot con- sent." Rentré à Paris, il annonça l'affiliation. La presse publia cette nouvelle. Or la Ligue de l'En- seignement française passait pour une filiale du Grand-Orient. Henri Bernard redoubla ses coups. Des membres mêmes de la Ligue montréalaise s'in- quiétèrent. Godfroy Langlois démentit, dans le Canada : "La Ligue de l'Enseignement, fondée à Montréal l'automne dernier, n'a jamais sollicité, ni directement ni indirectement, une adhésion à la Ligue française de l'Enseignement, qui a son siège à Paris." Mais les autorités ecclésiastiques se dirent qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Le 1er janvier 1904, en guise de souhaits de nouvel an, Mgr Bruchési mit Napoléon Brisebois, professeur à l'Ecole Normale, en demeure de quitter la Ligue, dont il assumait le secrétariat. Brisebois démission- na, en avertit l'archevêque, et reçv.t les félicitations de Monseigneur, transmises par le chanoine Emile Roy, chancelier. L'archevêque de Montréal réussit, peu à peu, à désagréger la Ligue de l'Enseigne- ment. Le cinéma naissait à peine. Les premières "photographies en mouvement" se proietaient sur les écrans, au parc Sohmer, en intermède des vau- devilles, et aux "soirées de famille" du Monument National, pendant les entr'actes. Surprise de voir, sur l'écran, une scène aussi réaliste que l'entrée en gare d'une locomotive ! Rien de suspect encore de ce côté. Mais le problème des journaux ! Mgr Bruchési voulait restreindre, éliminer si possible, la publicité des théâtres. Il intervenait souvent, et courtoisement, auprès des journalistes. Il insistait auprès du sénateur Forget, président du Bureau des gouverneurs de l'Université Laval de Montréal et commanditaire du Journal. Mais le Journal copiait ses grands confrères et rivaux, le Star, la Presse et

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la Patrie. Arthur Beauchesne en avait fait part à l'archevêché, en témoignant, les yeux baissés et le cœur réjoui, d'une intense désolation. Or, Mgr Bruchési n'avait pas de prise sur le Star. Un envoyé de l'archevêque s'entendit répondre par MacNab, homme de confiance de Hugh Graham : "Tell the Bishop that he may run La Presse, he may run La Patrie, but he will not run The Star." Tenues à plus de précautions, la Presse et la Patrie compen- saient les nouvelles et les images scabreuses par les annonces et les photos religieuses. On s'en amusait fort à l'Emancipation et à la Ligue de l'Enseigne- ment, où fréquentaient plusieurs journalistes, con- frères et amis de Godfroy Langlois entre autres, Arthur Beauchesne. Mais de temps à autre, les évêques élevaient la voix. Par circulaire du 6 février 1904, Mgr Bruchési condamna une fois de plus l'exploitation des curiosités morbides, la publi- cation des photos et récits "de drames sanglants et démoralisateurs". En pareil cas, la Presse et la Patrie s'amendaient pendant quelque temps, puis recommençaient peu à peu. D'ailleurs, la Presse n'était pas à bout de ressources. Elle multiplia les enquêtes auprès du public. "Faut-il abolir la peine de mort ?" demandaient les reporters à de braves gens, arrêtés dans la rue ; ou encore : "Que pensez- vous de la guerre russo-japonaise ?" Et de publier gravement les oracles populaires. Si les interviou- vés, surpris, n'avaient pas d'opinion, la Presse leur en prêtait une, adroitement rédigée ; les citoyens, d'abord flattés, ne tardaient pas à s'attribuer cette opinion judicieuse sur la peine de mort ou la guerre russo-japonaise. Et le tirage montait toujours. Et la Presse "faisait" les élections municipales.

Or, en 1904, une autre puissance prétend "faire" les élections municipales. C'est le quasi-monopole des services publics, entre les mains d'Herbert Holt, président de la Montréal Light, Heat and Power,

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et du sénateur Forget, président de la Compagnie des tramways. Herbert Holt est un Irlandais du nord, très fermé, mais sans préjugé francophobe ou antipapiste. Il n'accorde jamais d'entrevue, ne se montre jamais dans les clubs, ne communique jamais ses plans. A cet égard, il ressemble au séna- teur Forget, spéculateur réfléchi. L.-J. Forget fonde ses combinaisons sur des réalités tangibles ; filatu- res, charbonnages, tramways. Il s'est constitué un capital de réserve, auquel il ne touchera qu'en cas d'absolue nécessité. Il soupèse les chances. Ses cal- culs faits, il peut risquer sa fortune sans sourciller. Son neveu Rodolphe, au contraire, mettrait bien des chimères en actions, obligations et parts de fondateur. Il se lance passionnément dans des entre- prises téméraires, et chaque crise de Bourse entraîne chez lui une crise de nerfs. S'il échoue, il joue quitte ou double, au paroxysme de l'excitation. Rodolphe a d'abord subi la tutelle de son oncle au point de se lier au parti conservateur, malgré ses inclinations personnelles. Il lui vient tout de même des envies de s'émanciper. Il lui arrive de risquer, à la tête d'un groupe de jeunes, des spéculations non seulement indépendantes, mais presque con- traires de celles de son oncle.

L.-J. Forget et Herbert Holt ont formé ensemble la Montréal Light, Heat and Power. Forget siège au conseil d'administration de la compagnie de gaz et d'électricité, présidée par Holt ; celui-ci siège au conseil d'administration de la compagnie des tramways, présidée par Forget. Leur ami commun, James Ross, associé de Forget dans la plupart de ses entreprises, et qui fut le premier patron d'Her- bert Holt au Canada, siège au conseil d'adminis- tration de la Banque de Montréal. Holt lui-même quitte la Sovereign Bank, à l'avenir incertain, pour devenir administrateur de la Banque Royale du Canada. Cette même année 1904, Thomas Shaughnessy, client de la maison Forget, fait entrer

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le sénateur au conseil d'administration du Pacifi- que-Canadien. C'est la première fois qu'un Cana- dien français pénètre dans ce saint des saints, officient plusieurs administrateurs de la Banque de Montréal.

Nous simplifions. On voit s'ébaucher, à Mont- réal, un réseau qui couvrira la province, le pays. Herbert Holt et L.-J. Forget ont le goût des mergers plutôt que des fondations. Forget "con- trôle" un merger de filatures, la Dominion Cotton Mills, de Montréal, et un merger d'aciéries, la Dominion Steel Company, de Sydney, Nouvelle- Ecosse. Son ambition immédiate est de compléter, de consolider le merger des services publics tramways, gaz et électricité à Montréal. Le téléphone, relativement peu répandu, ne fait pas encore figure de service public, en 1904. D'ailleurs, la Bell Téléphone Company of Canada est filiale d'une compagnie américaine. Et les actions sont, intentionnellement, réparties entre des propriétaires assez nombreux pour que le bloc détenu par la compagnie américaine trente et un pour cent de la valeur totale empêche toute tentative de mainmise. Donc, les tramways, le gaz et l'électri- cité suffiront à combler l'appétit des Forget. L'ob- jectif urgent est la prolongation du contrat des tramways.

Ce n'est pas absolument tout. Le Pacifique- Canadien vient d'installer, à proximité du port, ses usines Angus, qui provoquent le développement d'un nouveau quartier. Les Forget spéculent peu sur l'immeuble, mais Herbert Holt figure dans le syndicat créé pour le lotissement du nouveau quar- tier. L'agent d'immeubles U.-H. Dandurand. un peu terne, au point de vue intellectuel et mondain, auprès de son cousin Raoul Dandurand. mais qui n'en a pas moins du sens pratique, préside ce syndicat. Il lotit le quartier neuf et le baptise Rosemont, en l'honneur de sa mère, Rose Philips.

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L'avenir des lotissements est lié à l'extension des lignes de tramways, comme à la fourniture du gaz et de l'électricité. Le tout dépend des concessions obtenues à l'Hôtel de Ville. U.-H. Dandurand pose sa candidature à la mairie. L'ami Préfontaine signera son bulletin de présentation. L'agent d'im- meubles, une fois maire, hâtera l'annexion de Rosemont à Montréal et, partant, la plus-value des terrains. D'autres créatures du trust présentent leur candidature à l'échevinage en particulier l'Orateur de la Législative, H.-B. Rainville, dans le quartier Duvernay. Rainville, Préfontaine et Beausoleil ont déjà fait, quelques années plus tôt, la pluie et le beau temps à l'Hôtel de Ville de Montréal.

Voilà un plan bien ourdi. Mais la Presse ne se laissera pas dépouiller du privilège de "faire" les élections municipales. D'ailleurs la Presse a déclaré une guerre à mort aux intérêts Forget, qui englo- bent le Journal, en relations plus ou moins for- melles avec le Star. Le journal de Berthiaume ne s'oppose pas seulement à la prolongation du con- trat des tramways et à la prolongation du contrat de la Montréal Light, Heat and Power pour la fourniture du gaz. D'une manière générale, il demande, avec la nationalisation du port de Mont- réal, la municipalisation des services publics. Cette tendance socialiste, implantée par Helbronner, permet à la Presse d'affecter un dévouement unique et absolu à l'intérêt général. Le mouvement corres- pond encore à celui qu'Adam Beck propage en Ontario. Sept municipalités de la province voisine ont arraché à la législature l'autorisation d'instituer une commission d'enquête sur l'utilisation éven- tuelle des chutes du Niagara et la municipalisation éventuelle de l'énergie hydroélectrique. "C'est un mouvement pour le peuple", répète Adam Beck. "C'est un mouvement pour le peuple", affirme la

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Presse, réclamant la municipalisation des services publics.

Même s'il n'y avait pas d'intérêts immédiats en jeu, la finance et l'industrie s'opposeraient, par principe, à toute tentative de nationalisation. Le Globe, qui soutient Adam Beck, y perd des cen- taines d'abonnés et surtout des milliers de dollars d'annonces. Les incidences et alliances politiques compliquent d'ailleurs la situation. Et de même à Montréal. Le maire sortant Cochrane, malade en Floride, s'abstient. La Presse appuie la candidature de l'échevin Hormisdas Laporte, gros commerçant intègre et respecté. Laporte se recommande par ses débuts modestes. Commis épicier, il a suivi des cours du soir ; d'échelon en échelon, il est devenu copropriétaire de l'épicerie en gros Laporte, Martin et Cie. La Presse l'intronise "champion des ou- vriers". Mais Laporte est notoirement protection- niste et conservateur. Il a inspiré à son associé Catelli le fameux compromis adopté par les cham- bres de commerce. Outre Raymond Préfontaine, ministre de la Marine, le sénateur Cloran signe le bulletin de présentation de son adversaire.

A ramener aux grandes lignes, nous avons la lutte classique du "candidat du peuple" contre le "candidat des trusts". La Compagnie des tram- ways, la Montréal Liqht, Heat and Power, et au^si l'Association des débitants de liqueurs, présidée par Lawrence-A. Wilson, soutiennent Dandurand. Mais la Presse en aooelle aux "honnêtes gens" mieux encore : au Peuple. Les syndicats interna- tionaux, où rèçne une tendance socialiste, favori- sent la municinalisation et rendent à la Presse son appui de l'année précédente. George- Washington Stephens, qui consacre les loisirs de sa retraite à des études économiques et so- ciales, démontre la position financière très aven- turée de la Montréal Light, Heat and Power.

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La Presse traduit et public son travail. La Presse défend ainsi les épargnants, les usagers, les ouvriers, les "petits". Elle reprend, en somme, la campagne qui lui a réussi lors de la grève des employés de tramways. Elle représente les échevins favorables à la prolongation du contrat des tramways comme des vendus, des ennemis du peuple. La lutte est engagée, dit-elle, "entre le peuple et les exploiteurs, entre les citoyens et la combine des tramways, de la lumière, du chauffage et de l'électricité". Elle s'attaque surtout à Rainville. On attribue à George- Washington Stephens, le vieil et redoutable adver- saire de la "clique", l'intention de participer à la campagne. Rainville prend peur ; il ne risque pas seulement un échec municipal, mais des répercus- sions fâcheuses aux élections législatives. Il se retire de la lutte, abandonnant son dépôt ; du jour au lendemain, il redevient, aux yeux de la Presse, un homme honnête et digne.

Rainville se désistait devant un mouvement d'opinion bien net. Le "candidat du peuple" battit facilement le "candidat des trusts". Les échevins réputés acquis à la Compagnie des tramways et à la Montréal Light, Heat and Power, perdirent leur siège. La Presse gagna sur toute la ligne, à la seule exception du quartier Saint-Denis, son candidat, l'échevin P.-G. Martineau, fut battu. Ce succès ne changea d'ailleurs pas grand'chose ; la Presse et la Patrie se plaignirent d'accord, au printemps suivant, de l'état lamentable des rues ; et la Montréal Light, Heat and Power, après un temps d'arrêt, reprit sa marche vers le monopole.

A Québec, le maire n'était pas élu directement par le peuple, comme à Montréal, mais au second degré, par les trente échevins. Et depuis une dizaine d'années, Parent "contrôlait" les élections muni-

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cipales. Sans un discours. D'abord il administre fort bien la ville, l'embellit, la transforme. Il a créé le parc Victoria, sur l'emplacement d'un maré- cage, hanté par les "mouches à feu", et parfois submergé, à marée haute, au point qu'on s'y promenait en chaloupe. Il a fait exhausser le terrain, planter des arbres, construire un kiosque à musique. Encore une réussite. Les travaux préli- minaires à la construction du pont avancent. On entend dire : "Parent est, après Champlain, l'homme qui a le plus fait pour Québec." Puis, le maire et premier ministre centralise le "patronage", réparti selon l'allégeance et les mérites politiques. Un cercle fonctionne à Saint-Roch. sous son égide, et presque exclusivement à cette fin. Parent entre- tient avec Laurier une correspondance suivie, con- sacrée pour les trois quarts à ces questions de patronage. 1 II écrit, par exemple, à Laurier :

"J'ai votre lettre du 19, dans laquelle vous me de- mandez de vous suggérer le nom des maisons de com- merce auxquelles vous pourrez vous adresser pour les différents articles nécessaires à V ameublem.ent du nouvel hôpital du parc Savard. (Il s'agissait d'xin hô- pital pour les immigrants, entretenu par l'administra- tion fédérale.)

"Voici la liste que je crois devoir vous recomman- der...

"Vous remarquerez que, dans cette énumération, je ne recommande pas la maison Z. Paquet. Elle est en- tièrement contrôlée par le notaire W. Lame, conseiller législatif, conservateur enragé, et qui ne perd pas une occasion de travailler contre nous."

A maintes reprises, aussi, pendant deux ans de suite. Parent réclame le déménagement du bureau de poste de Sainr-Sauveur. Car l'administration

1. Une partie de cette correspondance gonfle un dossier volumineux des "Laurier papers", aux Archi- ves publiques du Canada, le dossier 29S9, d'où sont extraits les exemples que nous citons.

TARTE CONTRE LAURIER 109

fédérale, dont le premier devoir est d'avantager les "amis du parti", a consenti un bail au Dr Michel Fiset, conservateur avéré, le plus implacable adver- saire du maire au conseil municipal !

Parent s'est constitué une véritable clientèle. Mieux ; il s'est assuré des dévouements absolus, tels celui de Georges Tanguay au conseil municipal, celui d'Ulric Barthe dans la presse et à la Com- pagnie du pont. Mais le mécontentement qui s'est produit, dans les rangs libéraux, contre Parent premier ministre, peut amoindrir la situation de Parent, maire de Québec. Et le patronage, arme à deux tranchants, crée des ennemis. Chaque faveur accordée à un solliciteur entre dix suscite neuf mécontents et un ingrat. Le député de Québec-Est, J.-A. Lane député libéral, avocat de la Com- mission du port ! fit ouvertement campagne contre Parent et participa aux assemblées du Dr Fiset. Taillé en colosse, Lane n'était pas seulement vigoureux, mais spirituel. Il surnomma "Club des Suces", et tua par le ridicule, le fameux cercle se distribuait le patronage. Pelletier et Landry mirent L'Evénement à la disposition de Fiset et de Lane. Une coalition contre Parent ? D'après L'Evénement, Lane possédait l'approbation tacite de sir Wilfrid Laurier, son collègue au fédéral. Mais Laurier évitait par-dessus tout les querelles intestines. Il ne lâcherait pas son ami Parent au bénéfice du conservateur Fiset. Il télégraphia que s'il résidait à Québec, et qu'il y fût électeur, il voterait pour Parent. Le député de Montmorency, Alexandre Taschereau. morose, mais ponctuel, laborieux, infatigable, fit campagne pour son chef et associé Parent. Le bloc libéral resta ferme, à l'exception de Lane. Et les critiques courantes contre l'administration Parent, visant la coloni- sation ou la vente des limites, manquaient de force dans une élection municipale. Le 1 5 février,

1 1 0 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Québec élut un nouveau conseil entièrement à la dévotion de Parent, comme l'ancien. A l'unanimité, le conseil réélut Parent, déjà maire depuis dix ans. Les gars de Saint-Sauveur, partisans du maire, brûlèrent en effigie Lane, Landry et Pelletier.

Ces résultats n'ébranlèrent point la confiance apparente de Tarte. Mais Monk démissionna ou plutôt rendit publique sa démission, prête de- puis quelque temps comme chef du parti con- servateur dans la province de Québec. A cette nouvelle, nombre de conservateurs en parti- culier ceux qui se groupaient au Rappel signi- fièrent leur récusation de Tarte comme chef. Par démarches, par pétitions, ils prièrent Monk de revenir sur sa décision. Chose curieuse, ce sont surtout les conservateurs des autres provinces qui souhaitaient Tarte à la tête du parti dans la pro- vince de Québec, ils le croyaient tout puissant. A Ottawa courait le dicton : Tarte tient Québec dans le creux de sa main. Mais à voir les choses de près, Tarte comptait vraiment trop d'ennemis.

Monk convoqua ses électeurs de Lachine, pour leur exposer franchement ses raisons : il s'en va parce que des membres du parti veulent le rem- placer par l'ancien ministre des Travaux publics. Cette substitution, d'après Monk, transformera la prochaine lutte électorale, dans la province, en un combat singulier entre Tarte et Laurier, Tarte sera écrasé. Monk conclut :

"Je vous ai dit, messieurs, les grandes raisons qui m'ont guidé. Je n'ai pas parlé des petites avanies que l'on m'a prodiguées. J'ai agi suivant l'honneur, sa- chant que mes électeurs m'en sauraient gré. Je pré- fère être simple député de Jacques-Cartier que de sa- crifier mes principes et mes convictions."

TARTE CONTRE LAURIER 111

Monk, long, digne et triste, assumait le rôle sympathique du chef poignardé dans le dos. De- puis sa démission, le Canada et le Soleil lui trou- vaient mille qualités pour mieux accabler Tarte. Il fut acclamé à Lachine. Le parti bleu attendit pour trancher la difficulté, pour se donner un chef fédéral dans la province. C'est encore l'équipe Tarte. Casgrain et Pelletier qui condui- rait la lutte pour les quatre élections provinciales de Portneuf, Maskinongé, Berthier et Shefford, fixées au 10 mars.

IV

'LA TERRE LIBRE AU COLON LIBRE"

Le conflit du colon et du marchand de bois arrive à son point culminant Boutassa de- vant la Commission de colonisation Fonda- tion de l'A.CJ.C. La Ligue Nationaliste contre le gouvernement Parent Fédération des mécontents contre Parent Nouvel inci- dent Dundonald

Malgré sa victoire municipale et sa majorité parlementaire. Parent savait la situation pleine d'embûches. Il connaissait ses adversaires avoués et devinait ses adversaires secrets. Il se défendait en retors. Il voulait surtout éviter une fédération des mécontents. Il y avait magistralement réussi, grâce à Laurier, sur le terrain municipal. Mais la coalition menaçait de se nouer sur un autre ter- rain, celui de la colonisation.

La progression industrielle de la province, si l^nte au début du siècle, s'accélérait sous le règne de Parent et en partie grâce à Parent. Le premier ministre, homme d'affaires, accordait les conces- sions de "limites" et de chutes d'eau nécessaires au développement des industries du bois, de la pulpe et de l'électricité. Les compagnies, encoura- gées, surmontaient les obstacles des premières heures. L'usine de la Belgo Paper Company.

"la terre libre au colon libre" 1 1 3

établie à Shawinigan, en 1900, pour la produc- tion de la pâte mécanique, s'agrandit en 1904 pour produire du papier-journal, à l'exemple de la Laurentide. Ces compagnies disposent, dans leur voisinage immédiat, de toutes les ressources voulues : matière première, main-d'œuvre, électri- cité. A la fin de 1903, la Shawinigan a fait venir un jeune ingénieur de Buffalo, Julian C. Smith, qui jouera dans cette compagnie un rôle analogue à celui de George Cahoon à la Laurentide. Julian Smith est un homme de vision et de parole, large d'esprit, entièrement sympathique. Il croira servir l'intérêt de sa province d'adoption en même temps que l'intérêt de sa compagnie. D'une manière gé- nérale, le groupe d'hommes intelligents, travail- leurs et étroitement unis, formés à l'école de la Shawinigan, rappellera, toute proportion gardée, la formidable équipe formée à l'école du Pacifique- Canadien. Les concessions accordées par Parent ne favorisent pas seulement l'essor de la région trifluvienne, mais encore l'activité d'une région aussi lointaine que le Saguenay. Sous l'impulsion d'Alfred Dubuc, autre esprit d'envergure, la Compagnie de puloe de Chicoutimi concurrence les pulneries de Suède et de Norvège sur les mar- chés anglais et français. Les Price ne se laisseront pas dépasser. Ils transforment leur entreprise fa- miliale en société anonyme, au capital de dix milt'ons, considérable pour l'époque. (Mais le public dira toujours "les Price".) Ils traitent avec la Banque de Montréal. Des entreprises com- me celle des Price et celle de la Laurentide nouent d'étroites relations non seulement avec les grandes banques, mais avec les compagnies d'électricité. Elles établissent des contacts avec les George Drummond et les Herbert Holt. Des progrès se réalisent ainsi, sans aucun doute, mais qui n'allè- gent pas la peine des colons.

1 1 4 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Un homme sûr, Chrysostome Langelier, restait l'âme de la Commission de colonisation, présidée par le sénateur Legris. La Commission tint plu- sieurs séances publiques à Montréal, en fin de jan- vier et en février. Chrysostome Langelier, géant affable, se faisant bourru pour la circonstance, intimidait les témoins. Mais le député Major et le jeune Olivar Asselin suivent les séances, inter- viennent, encouragent les hésitants. Des mission- naires colonisateurs témoignent, et se plaignent. Plusieurs de ces missionnaires sont déjà intervenus au congrès de colonisation de 1898, et s'impa- tientent de voir leurs réclamations sans effet. L'abbé Georges Dugas, pour le soulagement des ministres, est tout occupé par une grande entreprise secrète. En partie sur ses souvenirs, en partie sur des documents fournis par l'évêché des Trois- Rivières, il rédige un long et indigeste récit des luttes de Mgr Laflèche contre Mgr Taschereau. Il y prend une vigoureuse position antilibérale. Et de peur que le ministère des Postes, aux mains des libéraux, ne subtilise ses précieux manuscrits, il les adresse à son cousin, Mgr Louis-Marcel Dugas, curé de Cohoes (Etat de New-York) , qui les fera parvenir à M. Arthur Savaëte, éditeur du Monde catholique à Paris. Savaëte publiera sous le titre "Vers l'abîme", et sous son propre nom, ces vo- lumes pour lesquels l'abbé Dugas n'obtiendrait jamais l'imprimatur.1 Voilà qui neutralise à demi l'abbé Dugas, en matière de colonisation. Le Frère

1. Les curieux d'histoire, qu'intrigue depuis long- temps l'identité de l'auteur de "Vers l'abîme", peuvent accepter sans crainte ce renseignement inédit, vérifié à bonnes sources. Nous sommes autorisé à citer l'une de ces sources : le témoignage de M. Marcel Dugas, qui, adolescent, passait ses vacances à Cohoes, chez son oncle le curé, à l'époque celui-ci assurait la trans- mission des manuscrits.

"LA TERRE LIBRE AU COLON LIBRE" 115

Joseph MofFet, le bon génie du Témiscamingue, est un humble convers, au bas de la hiérarchie re- ligieuse, qui descend le moins possible en ville et n'a même pas l'idée d'adresser la parole à un dé- puté. Mais d'autres missionnaires, à l'exemple du Père Laçasse à l'exemple donné jadis par le curé Labelle se mêlent davantage au siècle. Ils ont "ouvert" des territoires vierges, défriché de leurs mains, prêché des retraites dans les chantiers. Ils appartiennent véritablement au peuple au peuple que tourmente un inapaisable désir de jus- tice. Des religieux de cette trempe ne se laissent pas fermer la bouche par des bavards de comité. La haute taille et le faux air bourru de Chrysos- tome Langelier ne leur en imposent pas. Voici, par exemple, l'abbé Eugène Corbeil, de l'Ascen- sion. C'est un jeune prêtre 27 ans ordonné trois ans plus tôt par Mgr Lorrain. Cet ancien Térésien rappelle le curé Labelle par sa corpu- lence, son aplomb, sa verdeur de langage et son appétit d'ogre. C'est une curiosité que de le voir engloutir des bouchées énormes. Devant la Com- mission de colonisation, il cite les déprédations commises par des spéculateurs. Langelier saisit la tangente : il demande au curé si ces spéculateurs ne sont pas les pires ennemis de la colonisation, les principaux coupables. "Ils sont sans doute coupables," répond le curé goguenard, "mais je considère encore bien plus coupable le gouverne- ment qui les laisse faire."

Tous ces prêtres ont lu le compte rendu de la conférence de Bourassa ; ils y ont glané des idées. Comme Bourassa, le curé Corbeil demande un remaniement complet de la loi. L'abbé Morin, curé de Saint-Jean-de-Matha et président de la Société de colonisation de Joliette, parlant après son confrère, endosse cette réclamation.

La Commission se transporte à Hull. Major et

1 1 6 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

Asselin la suivent. Et d'encourager les plaignants; et d'embarrasser les commissaires. La Commis- sion se transporte au Lac-Saint-Jean. Héroux la suit ; il a profité d'une vacance à la Société de Colonisation de Montréal pour se faire élire à son tour parmi les directeurs. Chrysostome Langelier y perd sa peine. Le président lui-même, le séna- teur Legris, tient à se renseigner et ne veut pas bâillonner les témoins. Entre deux audiences, il invite Asselin et Héroux à sa table, au restaurant, et leur dit : "Je suis ici pour tenir une enquête et découvrir la vérité ; citez des témoins ; posez des questions ; je veillerai à ce qu'on vous répon- de." Devant la commission créée par le gouverne- ment se poursuit le procès du gouvernement à la veille de quatre élections.

Asselin et Héroux demandent l'audition de Bourassa. Le sénateur Legris, ancien collègue de Bourassa aux Communes, acquiesce. Nous perdons le contrôle de notre Commission! gémit Langelier. La Commission revient à Montréal pour écouter le témoin Bourassa, le 18 février.

Bourassa voulait, dans un Canada autonome, une province de Québec vigoureuse et heureuse ; le pilier de cet édifice serait le paysan, le colon, et c'est pourquoi la colonisation posait le problème majeur aux chefs du Canada français. Bourassa connaissait d'ailleurs les colons, pour avoir vécu près d'eux sur la seigneurie de son grand-père Papineau, et pour s'être occupé d'eux comme dé- puté. Il embrassait une vue à la fois générale et pratique de la question considérée comme essen- tielle — la question du jour. Mais aussi. Bou- rassa se laissait emporter par son tempérament oratoire et critique comme son grand-père, qui avait préparé une révolution sans la préméditer.

Devant la Commission de colonisation, Bou- rassa développa, pendant près de deux heures sans

"la terre libre au colon libre" 117

interruption, une critique à fond du système : loi compliquée, chinoiseries administratives^ porte ou- verte à l'arbitraire, inspections trop coûteuses, dé- lais trop longs. Mais surtout, il découvrit, l'un des premiers, le cœur du problème. Le conflit entre le marchand de bois et le colon entrave la colonisation. Le conflit s'aggrave, et la cause des colons s'affaiblit, depuis que les compagnies de pulpe et de papier figurent parmi les concession- naires de limites. Ces compagnies sont souvent étrangères, et d'autant plus portées à l'indifférence à l'égard de nos colons. Elles sont riches, elles versent des honoraires aux avocats, des souscrip- tions aux caisses électorales ; elles influencent la législation et l'administration ; elles retardent^ les progrès de la colonisation. Donc, un seul remède: la séparation du domaine forestier et du domaine colonisable. Séparez le colon et le marchand de bois : supprimez ce double droit, ces propriétés simultanées, source d'inimitié. Réservez certains cantons fertiles à la colonisation, sans que les marchands de bois y aient accès. Chacun sur son terrain, le colon et le marchand de bois pourront voisiner s'entr'aider, puisqu'ils ont besoin l'un de l'autre.

Jusqu'alors, on avait surtout porté devant la Commission des racontars, des cas particuliers ne prouvant rien, que Chrysostome Langelier, sans être grand clerc, se chargeait de noyer dans le pa- thos d'un gros rapport. Bourassa, négligeant les cas trop particuliers en parlant des spéculateurs. il risque tout de même une allusion aux dix-neuf lots de M. Préfontaine Bourassa dressa un ex- posé lucide, une synthèse magistrale. Il attaquait moins des hommes qu'un régime le régime qui rendait fatale l'opposition entre les colons et les marchands de bois. Le président de l'Association des marchands de bois, présent à la séance, admira

1 1 8 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

cette déposition, plutôt contraire à ses intérêts. Mais Bourassa réservait pour la fin sa plus vive critique, qui porta sur la vente des forces hydrau- liques, énorme potentiel encore mal connu, richesse nationale livrée à vil prix. On admettrait, à la rigueur, des baux emphytéotiques, mais l'aliéna- tion pure et simple est criminelle. encore, Bourassa touchait le cœur du problème, car le plus grave reproche que l'on puisse adresser à l'admi- nistration Parent doit sans doute porter, moins sur le principe de la concession des forces hydrauliques, que sur le caractère définitif de leur aliénation, en- travant les interventions ultérieures. Au sommet de l'indignation, le député de Labelle atteignait des accents prophétiques : "Nous cédons pour l'éternité, par simple vente privée, une propriété dont personne ne peut encore dire la valeur, et qui ne s'épuisera jamais. C'est le comble de la démence administrative!"

Le ton était foudroyant. La salle éclate en vivats. Le sénateur Legris se retient d'applaudir. Chrysostome Langelier voudrait être tout petit.

Le lendemain, Guillaume-Alphonse Nantel autre spécialiste notoire, et fidèle dépositaire de la pensée du curé Labelle vint réclamer devant la Commission de colonisation "la terre libre au co- lon libre". L'expression plut à Tarte. La Patrie en fit la devise de sa campagne sur la colonisation : "La terre libre au colon libre." La Commission, débordée, devenait beaucoup plus nuisible qu'utile au gouvernement provincial. Et la presse libérale, réduite à la défensive (Pacaud, très malade, man- quait au Soleil, par-dessus le marché) , se bornait à répondre : La loi que vous critiquez est l'œuvre des conservateurs, maîtres de la province depuis trente ans.

On imagine si les candidats de l'opposition uti- lisèrent le témoignage de Bourassa, dans les quatre

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comtés ruraux de Portneuf, de Maskinongé, de Berthier et de Shefford !

Bourassa fit coup double, car la Ligue Natio- naliste organisait une soirée à Montréal, toujours au Théâtre National, pour fêter Armand Laver- gne, le premier de ses membres élu député. Les manifestations conservatrices, libérales et natio- nalistes se déroulaient, d'une semaine à l'autre, tantôt au Théâtre National, tantôt au Monument National. Les hourrahs pour Laurier, les impré- cations contre Tarte, les éclats de voix de Bou- rassa se fondaient, dans les décors, avec des lam- beaux d'opéras. Un peu l'atmosphère de la salle Wagram, à Paris, s'harmonisèrent tant de dé- clamations — les déclamations sont les discours des adversaires de partis farouchement dressés les uns contre les autres, et secrètement unis par la commune passion de la politique de la vie. Donc, le 21 février, au Théâtre National, Bou- rassa exposerait le programme de la Ligue comme il l'avait fait à Québec.

Bourassa reprit en effet les idées qui se divul- guaient rapidement : L'impérialisme n'est pas mort, il faut toujours s'en méfier ; les nationalistes admirent l'Angleterre et ses institutions, mais ils préfèrent leur pays, le Canada ; si on les met dans la triste obligation de choisir entre les libertés na- tionales et l'impérialisme, ils n'hésiteront pas.

Et de tirer argument d'un fait récent : la pré- sence de sir Frederick Borden, ministre de la Milice du Canada, au Comité de défense impériale. Bourassa comme Tarte l'avait prévu, et com- me lui-même en avait averti Laurier annonça une interpellation à ce sujet, à la prochaine ses- sion.

Puis il passa aux questions provinciales, et re- prit le réquisitoire prononcé trois jours plus tôt devant la Commission de colonisation : La pro-

120 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

vince de Québec sacrifie à vil prix son domaine national ; le colon n'est pas protégé contre la féo- dalité des marchands de bois, disposant d'influen- tes complicités.

Asselin annonça la fondation très prochaine d'un hebdomadaire, le Nationaliste, organe de la Ligue, absolument indépendant des partis. Puis apparaît Lavergne, le héros du jour. Tenue élé- gante, sans solennité : jaquette à revers de soie, cravate-plastron, pantalon rayé. Un liseré blanc borde l'échancrure du gilet, et répond à la note blanche des manchettes. Les épaules sont déga- gées ; les mains, dans les poches du pantalon, s'en- foncent juste assez pour témoigner d'une aisance suprême (plus paraîtrait sans gêne, ou manquerait de distinction). Elles en sortent d'un geste vif, entr'ouvertes comme pour lâcher un vol d'idées. Le front rayonne. Toute la personne respire un brin de fatuité, sans doute, mais surtout le succès, l'aplomb l'aplomb d'un garçon de vingt-quatre ans capable de mettre un papier dans sa poche en disant : "Avec ce document, je n'ai pas besoin de fonds." Combien de comtés, dans tout le Canada, ont un député de cette allure? Laurier, par sa te- nue, incarne l'idéal de l'âge mûr. Lavergne incar- ne l'idéal de la jeunesse. Or il se dit bon libéral, mais plus encore nationaliste convaincu. On com- prend que s'il avait à choisir entre Laurier et Bourassa, il n'hésiterait pas à suivre Bourassa. Les étudiants, qui l'acclament, partagent ces disposi- tions.

Un certain nombre de personnes, qui blâmaient Bourassa et Lavergne pour leur phobie de l'impé- rialisme, retenaient précieusement leurs critiques du gouvernement provincial. C'était le cas de Tarte, qui écrivit dans la Patrie :

"LA TERRE LIBRE AU COLON LIBRE" 121

"Il va de soi que nous n'approuvons pas tous les propos tenus par M. Bourassa. Il tombe, sur certains sujets, dans des exagérations évidentes.

"M. Bourassa voit de l'impérialisme un peu partout, et jusque dans la préférence donnée à nos produits en Angleterre.

"Mais M. Bourassa et le groupe de jeunes gens qui forment les cadres de la Ligue Nationaliste ont au moins le mérite de remuer des idées, de faire penser.

"En matière de colonisation, M. Bourassa est plus que dans le vrai. Nous faisons depuis longtemps la campagne à laquelle il donne son concours actif..."

C'était aussi l'opinion d'un certain nombre d' Anglo-Canadiens. George-Washington Stephens envoya de chaudes félicitations à Bourassa :

"Nos forêts et nos forces hydrauliques ont été sacri- fiées et ce système de gaspillage est encore en vogue... Je voudrais vous voir à Québec. Vous avez raison au sujet des colons : le domaine forestier et le domaine agricole devraient être séparés... Le fait est que nos gouvernements successifs ont gaspillé plus d'argent qu'il n'en faudrait pour payer plusieurs fois la dette provinciale. Québec a besoin d un réformateur... J'ai grande confiance en vous." l

Moins désintéressée que Stephens, la presse con- servatrice de langue anglaise en particulier le Chconicle de Québec attaqua Bourassa et La- vergne pour leurs déclarations anti-impérialistes tout en utilisant leur "concours actif" contre le gouvernement Parent.

Pour les libéraux, la mesure était pleine. Ils le signifièrent au député de Labelle représenté cependant comme un esprit chimérique, afin d'at- ténuer la portée de ses discours. Le Soleil fit ainsi l'opération (24 février) :

"M. Bourassa est ïin homme de talent, un beau par- leur et un joli garçon ; mais cette triple qualité ne suffit pas pour faire un homme politique pratique.

1. Lettre lue à l'assemblée d'Ormstown le 25 sep- tembre 1907. (La Patrie du lendemain.)

122 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

C'est un rêveur, et comme tous les rêveurs qui vivent dans le nuage, dès qu'il touche terre, n'étant plus chez lui, se trouvant face à face avec les problèmes de la vie réelle, il est souvent obligé de violenter la vérité pour l'accommoder et l'ajuster à sa fantaisie.

"Quand on a cette singulière tournure d'esprit, on s'expose à des accidents qui ne sont pas faits pour relever un homme dans la considération publique. Lorsque M. Bourassa est venu, l'automne dernier, tâ- cher d'endoctriner la population de Québec pour de brillantes généralités, qui auront peut-être leur à- propos dans cinquante ans ou plus, on l'a trouvé rhéteur très agréable à entendre, mais manquant ab- solument de sens pratique...

"Le Dominion et la province de Québec ont des chefs régulièrement, constitutionnellement établis. Ce sont des hommes sérieux, laborieux, à qui incombe la rude tâche de résoudre les problèmes de l'existence natio- nale, au fur et à mesure qu'ils se présentent. Si nous étions tous aussi parfaits que M. Bourassa, peut-être serait-il possible de tout entreprendre à la fois et de commencer par la fin, au lieu de procéder par étapes successives, par une sage gradation de réformes. En attendant, le peuple canadien a confiance en ses chefs et se défie des visionnaires...

"L'un des rêves favoris de M. Bourassa est de ré- volutionner sa province natale. C'est lui qui en ferait de la grande colonisation, s'il était à la place de l'ho- norable S.-N. Parent ! Non que ses méthodes en pa- pier aient même le mérite de l'originalité ; elles sont la réédition des vieilles légendes conservatrices, avec lesquelles quelques démagogues cherchent à attiser les préjugés populaires. A la veille de plusieurs élections partielles dans des comtés ruraux, la presse conserva- trice, la "Patrie" tout particulièrement, exploite avec une manifeste satisfaction cette intempestive sortie. M. Tarte a déjà oublié l'éreintement que lui servait M. Bourassa à Laprairie, il y a quelques mois. Il en sera pour ses frais, car les électeurs ne se laisseront certainement pas influencer par M. Bourassa ayant à ses côtés M. Tarte. A leurs yeux, ce rapprochement n'est guère une garantie de véracité..."

D'après la logique des partis, si Bourassa n'était plus avec les rouges, il devait être avec les bleus, comme Tarte. Et le Journal reprocha au député de Labelle de ne pas descendre directement dans

"la terre libre au colon libre" 123

l'arène, pour donner son appui aux candidats conservateurs, contre Parent. Mais pour les jeu- nes patriotes, Bourassa, décevant les partis, mo- lestant les préjugés, devenait une idole.

Les adversaires de Parent furent sur pied, sous la neige et le grésil, presque jour et nuit. William Price parcourut le comté de Portneuf, s'éten- daient ses intérêts, son influence. Tarte parcourut son comté natal de Berthier, il pensait, en cas de succès conservateur à cette élection provinciale, poser sa candidature aux prochaines élections fé- dérales. Le dimanche précédant le vote, Tarte fit annoncer à Lanoraie une messe pour le repos de l'âme de ses parents trépassés.

Ce même dimanche 6 mars, parut le premier numéro du Nationaliste hebdomadaire. Asselin n'avait pu rester à la Presse que quelques semaines. Car il n'avait pas seulement des idées, mais un caractère tranchés. Chef des nouvelles, il préten- dait au purisme, exigeait des reporters un style impeccable. Trouvait-il une faute dans la copie? Il parcourait l'établissement en criant d'une voix aiguë: "Quel est le cochon qui a écrit cela?" et il réclamait le renvoi immédiat du délinquant. Une telle épuration eût laissé à la Presse Asselin comme seul rédacteur. Avec ses idées et son ca- ractère, Asselin ne pouvait être le subordonné de personne. Il fonda le Nationaliste. Les princi- paux commanditaires furent deux admirateurs de Bourassa, bien différents l'un de l'autre, G.-N. Ducharme et Edmond Lepage. Ducharme prési- dait la Sauvegarde, compagnie d'assurances cana- dienne-française, où Bourassa occupait les fonc- tions de secrétaire. C'était un conservateur con- vaincu, mais surtout un patriote, préoccupé de son devoir social. Edmond Lepage Eddy Le- page pour les amis tantôt courtier, tantôt marchand de nouveautés, tantôt agent d'immeu-

124 HISTOIRE DE LA PROVINCE DE QUÉBEC

blcs, était un joyeux garçon, débrouillard et panier percé.

Le premier numéro du Nationaliste contenait deux articles de Bourassa. et des articles d'Asselin. Héroux, Louvigny de Montigny, Charles Gill et J.-A. Chicoyne, député provincial (conservateur) du comté de Wolfe. Charles Gill parlait du poète Nelligan, et de Montigny du mouvement littérai- re. Un seul article était violent, celui d'Héroux, qui s'en prenait à Parent : "La colonisation est paralysée : les terres publiques et les pouvoirs d'eau sont sacrifiés... Pendant que les politiciens se chi- canent sur du bleu ou du rouge, se jettent à la tête leurs méfaits respectifs, de pauvres diables souffrent. De braves gens qui voudraient se créer un patrimoine sur le sol natal passent la frontière; le domaine national est vendu morceau par mor- ceau." Parent "semble avoir dépassé tous ses pré- décesseurs en fait de cynisme et d'arbitraire". Orner Héroux appelait de ses vœux une "révolu- tion bienfaisante".

Un ferment travaillait la jeunesse, ce qui n'est jamais rassurant pour les partis constitués, pour les équipes en place. Les chefs religieux obser- vaient aussi le courant, comme ils observaient le courant ouvrier, avec une perspicacité aiguë. Des projets d'organisation, d'action catholique, cir- culaient dans les archevêchés particulièrement à Québec des prêtres de valeur et d'énergie, tels que Mgr Marois, Mgr Paquet, l'abbé Lortie. l'abbé Roy, entouraient Mgr Bégin. En mars 1904, des représentants de tous les archevêques du Canada se réunirent à Ottawa, pour étudier un projet de concile plénier. L'abbé Paul-Eugène Roy, de Québec, se sentait porté vers les campagnes de tempérance ; l'abbé Lortie vers les œuvres de presse ; l'abbé Eugène Lapointe, de Chicoutimi, vers les questions ouvrières. Les recteurs d'univer-

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site, les supérieurs de collège observaient, de près, le frémissement de leurs étudiants. Parmi les ré- dacteurs du Nationaliste pour plusieurs, anciens rédacteurs des Débats se distinguaient des ten- dances à la Papineau. Par contre, les Pères Jésuites contrôlaient le mouvement des jeunes amis de Joseph Versailles, aussi patriotes, mais moins bri- seurs de vitres, et qui se réunissaient dans la salle académique du Collège Sainte-Marie. Sous l'in- fluence de Mgr Bruchési, intervenant à la prière de Laurier, le mouvement lancé pour la diffusion du drapeau Carillon Sacré-Coeur se transformait en organisation catholique de la jeunesse canadien- ne-française. Le 13 mars 1904, nos jeunes gens fondèrent l'Association catholique de la Jeunesse canadienne-française (par abréviation, l'A.C. J.C.), sur le modèle, très adapté, de l'Association catholique de la Jeunesse française. Ils choisirent pour devise : "Piété, étude, action", pour aumô- nier un Jésuite, le Père Samuel Bellavance, et pour premier président, assez naturellement, Joseph Versailles un grand garçon sportif qui fera ses preuves d'organisateur, de fondateur et de finan- cier. Ils convoquèrent un grand congrès pour le mois de juin, et lancèrent un appel à tous les jeu- nes Canadiens français "qui croient au catholicis- me et à son efficacité universelle pour le bien des individus et des sociétés, à la race canadienne-fran- çaise et à sa mission providentielle ; à ceux qui ont conscience des dangers que courent et notre foi catholique et notre race canadienne-française, et qui se sentent en vérité le courage de se préparer à combattre pour le triomphe de l'une et de l'au- tre". Veillée, encouragée par les autorités reli- gieuses, l'A.C.J.C. correspondait, pour les jeunes gens, aux associations Saint-Jean-Baptiste pour les hommes mûrs. Les membres de l'A.C.J.C. met- taient l'accent sur le religieux, tandis que leurs

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camarades de la Ligue Nationaliste mettaient l'ac- cent sur le politique. L'A.C.J.C. tiendrait son congrès dans la salle des promotions de l'Univer- sité Laval, tandis que la Ligue Nationaliste con- voquait le peuple au Théâtre National ou au Monument National. Mais aucune démarcation brutale ne sépare le groupe du Nationaliste et celui de l'A.C.J.C. Dans les deux cas, des jeunes gens cherchaient à s'organiser en dehors des partis bleu et rouge. Au collège Sainte-Marie, le Nationa- liste circula de main en main.

Le Nationaliste toucha surtout les étudiants, et d'une manière générale les milieux intellectuels. Il eut peu de circulation parmi les électeurs ruraux de Portneuf. Tout de même, l'article d'Héroux ne pouvait aider les candidats de Parent. On re- marqua aussi l'abstention du sénateur Legris, in- fluent dans Maskinongé. Posait-il à l'impartialité, à titre de président de la Commission de coloni- sation? On allait jusqu'à le dire converti par l'argumentation de Bourassa. Le 10 mars, les li- béraux gardèrent Shefford et Berthier, mais perdi- rent Portneuf et Maskinongé. Le Canada eut beau prétendre que l'échec de Tarte à Berthier le consolait de cette double perte, les libéraux n'a- vaient pas subi depuis longtemps d'échec si cuisant.

Le même jour 10 mars s'ouvrit la session fédérale convoquée pour ratifier les changements dans le contrat du Grand-Tronc-Pacifique. Ces changements venaient d'être rendus publics. Ray- mond Préfontaine, Louis-Philippe Brodeur et Rodolphe Lemieux avaient tenu (7 mars) une séance du Club National pour expliquer et dé- fendre le nouveau contrat. Lemieux revenait comme quasi-ministre dans ce club il avait débuté, jeune militant. Que d'amisî Que d'amis.

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autour d'un nouveau ministre! Brodeur pronon- ça le discours principal, avec une éloquence un peu littéraire et enflammée, promettant au Canada, promettant à ses auditeurs, les marchés du Japon, de la Chine et du Mexique. La Presse trouva le contrat excellent, et continua de célébrer la vaste et riche région, encore vierge, au delà des Lauren- tides, "où la fortune nous attend".

Conformément aux prévisions, Belcourt présida la Chambre des communes. C'était, comme Bro- deur et Lemieux, un de ces hommes pour qui I'épithète "distingué" vient naturellement à la plume : s'habillant bien, s'exprimant bien, rece- vant bien. Il était "gendre" comme tous les par- lementaires distingués (GeofFrion, gendre de Do- rion : Béique. gendre de Dessaulles : Belcourt. gendre de Shehyn ; Dandurand. gendre de Mar- chand : Lemieux, pendre de Jette : Préfonfine. rendre de J.-B. Rolland ; Gouin, gendre de Mer- cier : Chapais, gendre de Langevin ; et combien d'autres!)

Bourassa maintenait son appui au ministère. Tom-Chase Casgrain souleva un incident, en de- mandant si le credo antibritannique de la Ligue Nationaliste s'incorporait dans le programme li- béral. Casgrain reprochait au cabinet Laurier d'appuver en sous-main la Ligue Nationaliste. Le parti libéral n'a-t-il pas fait élire M. Armand Lavergne dans Montmagny? Cette attaque de Casgrain, susceptible d'embarrasser le gouverne- ment auprès des "loyalistes", parut vigoureuse. L'opposition applaudit. C'est Bourassa qui four- nit la réplique. Sans être membre de la Ligue "fondée par la plus belle jeunesse de la province de Québec" il ne voyait rien de pernicieux dans son programme. Des conservateurs notoires, com- me l'ancien député Chauvin, encouragent la Ligue; d'autres lui reprochent de dérober le programme de leur parti. John-A. MacDonald et Tupper ont

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eux-mêmes, à leur heure, résisté à l'impérialisme. Ils résisteraient aujourd'hui aux entreprises de M. Chamberlain comme le fait sir Wilfrid Laurier. Les membres de la Ligue Nationaliste, comme moi-même, comme sir Wilfrid Laurier, n'agissent pas en qualité de Canadiens français, mais de Ca- nadiens. Nous n'avons qu'une patrie, le Canada, terre britannique, mais canadienne avant d'être anglaise... Bourassa éclipsa, dissipa l'effet produit par l'attaque de Casgrain. Laurier en montra une satisfaction ostensible. Mais le lendemain, Bou- rassa posait à son tour une question : pourquoi l'Union Jack remplace-t-il, sur l'édifice du Parle- ment, le pavillon canadien à l'écusson de la Con- fédération? James Sutherland, successeur de Tarte au ministère des Travaux publics, répondit qu'on avait jusqu'alors commis une erreur constitution- nelle en arborant le drapeau de la marine mar- chande. A la première occasion l'achat d'un drapeau neuf l'erreur avait été réparée.

Ces incidents n'eurent pas de suite ; pas plus que les vieux partisans politiques, les Anglais ne comprenaient Bourassa. De même qu'on est bleu ou rouge, on est britannique ou on ne l'est pas. Et si l'on est britannique, on accepte, on admire et on aime, sans exception ni réticence, tout l'Em- pire, le Roi, la marine, le drapeau, la Chambre des lords, les cérémonies surannées des beefeaters portent la pertuisane sur l'épaule, l'Armée du Salut, le silencieux dimanche britannique... Ce Bourassa qui s'affirme un jour britannique et cri- tique le lendemain l'Union Jack, est intelligent et cultivé, certes, mais incompréhensible et plutôt choquant.

Plus encore que son éclectisme ou son indisci- pline, on reprochait à Bourassa un irrépressible besoin de censurer. Dans le second numéro du Nationaliste ( 1 3 mars) il critiqua un discours

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prononcé à Toronto par le nouveau ministre du Revenu. M. Brodeur n'a pas su dégager l'his- toire, n'a pas dépeint à ses auditeurs la psychologie réelle des Canadiens français... A l'exemple de leurs confrères du Soleil, les libéraux du Canada guettaient l'occasion d'excommunier Bourassa ; Godfroy Langlois lança la bulle (14 mars) :

"M. Bourassa, dans sa feuille nouvelle, le "Natio- naliste", s'est constitué le censeur général et particu- lier de ses concitoyens et collègues dans leurs rela- tions avec nos compatriotes anglais, le régenteur im- pitoyable...

"La doctrine de M. Bourassa est un peu le "Crois ou meurs" cher à M. Tarte. Ces deux extrémistes sont faits pour se comprendre, et d'ailleurs ils travaillent à un but commun : la désagrégation du parti libéral.

"L'existence de ce groupe est un danger constant pour le maintien de la tranquillité dont nous jouissons, et ce mouvement nationaliste, associé au mouvement protectionniste par le trait d'union de l'agitation colo- nisatrice, est une mesquine manigance politique dont la province de Québec fera les frais.

"L'impérialisme est mort, et le "Nationaliste" n'était pas nécessaire pour l'étouffer. Sir Wilfrid Laurier s'était chargé de ce soin. Le seul effet de cette publi- cation peut donc être de réveiller en dehors de notre province un sentiment antifrançais qui peut seconder les ambitieuses spéadations de M. Bourassa, mais que tout le monde déplorera au fond du cœur."

M. Bourassa "est rendu au point de se croire le plus crand homme du monde", dit une autre feuille libérale, le Progrès de Valleyfield. Il prend tout le temps la parole, critique tous les partis, régente tout le monde. Il n'est pas conservateur ; il n'est pas libéral : on ne sait pas ce qu'il veut ; le sait-il lui-même ? "Depuis au'il est connu, ;1 n'a travaillé qu'à démolir ; il n'a encore rien fait pour édifier quoi que ce soit." L'idée qu'il puisse succéder à M. Parent est tout à fait risible, conclut le Progrès.

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Tarte ne fut pas surpris ni fâché. Il cons- tata, dans la Patrie :

"M. Bourassa est excommunié ; il est retranché du sein de l'Eglise ministérielle.

"L'événement était prévu. Les organes ministériels, les députés qui maudissaient dans l'intimité leur col- lègue de Labelle, voulaient bien l'applaudir lorsqu'il se ruait sur M. Tarte, mais pas plus à lui qu'à l'an- cien ministre ils n'entendaient reconnaître la moindre liberté de pensée."

Les jours suivants, Laurier fit adoucir le ton des organes libéraux à l'égard de Bourassa. Laurier passait une partie de son temps à pallier les ani- mosités entre libéraux, à sauvegarder l'unité du parti. Il empêcha Préfontaine de publier un vio- lent pamphlet contre Tarte.1 Mais surtout il eut à s'occuper de l'affaire Parent.

Le double échec de Portneuf et de Maskinongé avait effravé les libéraux. Ils l'attribuèrent à l'im- ponularité personnelle de Parent, et voulurent se débarrasser de